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le docteur gilbert.

Mathilde poussa un cri déchirant, et, toute pâle, toute frissonnante, elle ajouta d’une voix concentrée.

— Quelle est sa maîtresse ?… Oh ! dites ! que je la tue… que je la poignarde… Nommez-la-moi !…

— Calmez-vous, madame, je vous en prie, dit Gilbert, dont le cœur bondissait de joie et d’espoir. À quoi bon faire un éclat !… Contenez-vous… Vous ne ramèneriez pas Anatole par la violence ; une fois éteint, l’amour ne se rallume plus !… Mais dites, madame, quand bien même il reviendrait à vous, l’ingrat !… après ce qu’il a fait, est-ce que vos bras lui seraient encore ouverts ?… est-ce que vos lèvres iraient chercher ses lèvres chaudes encore des baisers d’une autre ?

— Jamais ! jamais !… Qu’il vienne et je le repousserai loin de moi… Oh ! mes bras lui seront fermés jusqu’à la mort !

— Bien ! bien ! madame…, c’est la seule vengeance raisonnable à laquelle puisse recourir une femme outragée… Gardez le silence !… un peu de sang-froid ! ne laissez rien paraître !… Et, puisque Anatole n’est plus digne de vous, portez ailleurs votre amour !… Ah ! que ne suis-je à la place d’Anatole, madame !… continua-t-il en posant une main sur son cœur ; je n’aurais qu’une pensée, qu’un vœu, qu’un désir !… Vous, toujours vous !… Chacun de mes instans serait compté par un bonheur !… et près de vous, rayonnante et divine créature, toutes les autres femmes ne seraient pour moi qu’une foule banale et insignifiante… Oh ! Comme je vous aimerais. Mathilde !… Comme nous serions heureux !…

Et s’emparant des mains de Mathilde, il y colla sa bouche frémissante.

— Que faites-vous, monsieur ?… dit vivement Mathilde d’une voix tremblante d’épouvante et de colère.

— Ah ! c’est un secret qui depuis trop long-temps me dévore et m’écrase ! reprit Gilbert avec plus d’exaltation. Il faut que je parle !… il le faut !… Si vous saviez, madame, ce que je souffre depuis un an !… Moi qui aurais donné ma vie, mon âme, l’éternité, pour un seul instant de votre amour ! Ah ! quelle affreuse torture de me dire que vous ne m’appartiendrez jamais !… que vous êtes la femme d’un homme qui ne vous aime pas… qui vous trahît !… Pitié ! pitié, chère et douce Mathilde, s’écria-t-il en tombant à genoux, je vous aime !… et je sens que je n’avais pas encore aimé !… C’est un amour profond et véritable ! tous les autres n’étaient rien que délires, accès de fièvre, caprices…

— Monsieur ! interrompit Mathilde avec une dignité froide où perçait l’indignation, vous êtes bien hardi de m’oser tenir un pareil langage !… moi, la femme de votre ami !… Vous êtes un lâche !… et c’est maintenant que je vois toute la noirceur de votre âme… Vous avez calomnié Anatole pour le rendre vil aux yeux de sa femme !… Sortez ! sortez !… Je vous dis que vous êtes un calomniateur !

— Ah ! c’en est trop ! répliqua douloureusement Gilbert, toujours aux pieds de Mathilde qui, d’un geste impérieux, lui signifiait de sortir ; vous m’accusez de calomnie, madame !… Eh bien ! toutes les preuves de son infidélité, de son crime, vous les aurez… Depuis longtemps déjà, madame, depuis un an, j’aurais pu vous les fournir… Mais j’hésitais, arrêté par des scrupules, par de froides convenances… Enfin la passion l’emporte, et l’amour est plus fort que l’amitié… C’est trop cruel aussi d’aimer avec toute son âme une céleste créature qui pourrait se donner à vous sans crime, et qui ne veut pas !… Il vous a trahie, vous dis-je !… Vous ne lui devez plus rien… Vous êtes libre… Oh ! je vous en conjure, Mathilde !… aimez-moi !… Aimez-moi !… ou je me tue à vos pieds…

— Sortez, monsieur, dit sourdement Mathilde en agitant le cordon de la sonnette, sortez !… ou j’appelle, et votre infamie sera divulguée… Alors, je ne pourrai plus rien cacher à Anatole !…

Le docteur se releva plein de rage et de confusion.