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le docteur gilbert.

une autre, il était vraiment incapable de vous apprécier !… Pardonnez-moi, madame, je sais qu’un sujet pareil est délicat, et je ne l’effleure qu’en tremblant… Mais avouez que, dans son amour, il y avait pour le moins autant de hasard et d’habitude que de véritable passion !… Moins belle, moins ravissante, il vous aurait prise de même, au hasard et sans choix !… Ah ! le mariage, le mariage ! c’est la profanation de l’amour !

— Mais il ne suffit pas, monsieur, de parler ainsi d’Anatole ! poursuivit Mathilde avec une voix entrecoupée de sanglots qu’elle s’efforçait en vain d’étouffer. Qui vous dit qu’il ne m’aime plus ?… Je veux des preuves !… J’en veux sur-le-champ… Autrement, monsieur, je croirais que vous êtes un calomniateur !

— Des preuves, madame ?… Ah ! je pourrais vous en fournir sans doute… et d’irrécusables ! Mais à quoi bon ?… Pourquoi vous jeter la mort dans l’âme ?… Anatole est jeune… capricieux… Il se lassera vite… et tôt ou tard, madame, il peut revenir à vous…

— Il en aime donc une autre ? interrompit Mathilde d’une voix sourde.

— Vous avez beau dire, madame, reprit Gilbert impétueusement, non, vous n’êtes pas heureuse !… À votre âge, quand on a dans le cœur une âme ardente et passionnée comme la vôtre, on ne se contente pas d’un amour aussi froid, aussi mort que celui d’Anatole… ou bien cette âme se dévore elle-même, faute d’aliment… Ah ! si vous saviez, madame, combien je souffre quand je vois Anatole auprès de vous, impassible ou distrait !… C’est à peine s’il vous regarde !… Vos questions attentives et caressantes, vos yeux brûlans et pleins d’une tendre inquiétude semblent l’importuner… Ah ! s’il connaissait un peu le monde… s’il avait comme moi éparpillé sa première jeunesse en de folles amours, en expériences du cœur des femmes, il vous apprécierait mieux… En dépit du mariage, il serait encore aujourd’hui votre amant !… Sa vie s’écoulerait dans un torrent d’ineffables voluptés !… Il la passerait tout entière à vos genoux !… Il s’enivrerait délicieusement de votre haleine et de vos regards !… Vous seriez son ange, sa poésie, sa maîtresse !…

Et les yeux de Gilbert étaient flamboyans. Il prit une seconde fois la main de Mathilde, et la pressa dans les siennes avec passion.

— Vous êtes bien cruel, monsieur, soupira Mathilde, les joues ruisselantes de pleurs, vous êtes bien cruel de me dire qu’Anatole ne m’aime plus !… Mais… c’est impossible !… je sens à mon amour qu’il doit m’aimer.

— Pauvre femme ! dit le médecin avec un air de compassion, quelle erreur est la vôtre… Ah ! si vous saviez !… Voilà comme les cœurs sont toujours mal assortis par ce joug féroce et stupide que l’on nomme mariage !… Et quelle intolérable servitude que la fidélité conjugale, lorsqu’elle n’est pas réciproque… Oh ! l’impitoyable préjugé qui faire de la plupart des femmes autant de victimes !… Quoi ! parce qu’elle est mariée à un homme qui ne l’aime pas, une femme serait obligée d’éteindre à jamais dans son cœur cette flamme pure et vivace qui est un souffle de Dieu, — l’amour ! — Elle n’aurait plus ni désirs, ni sens, ni âme !… Elle deviendrait un froid cadavre ! Et cette beauté, frêle et précieux trésor, pour lequel tant d’hommes seraient fiers et jaloux de sacrifier leur vie, eh bien ! elle se fanerait misérablement comme une pauvre fleur que personne ne cueille, et dont les couleurs éblouissantes et les délicieux parfums s’évaporent au vent… Quoi ! madame, jeune et belle comme vous êtes, toute pleine de sensibilité et d’amour, vous seriez éternellement condamnée au veuvage, à la solitude, parce qu’Anatole est votre mari… parce qu’il s’est laissé prendre d’une folle passion pour une autre femme… qui ne serait pas digne de baiser vos pieds !…

— Vous la connaissez donc ?… s’écria Mathilde hors d’elle-même. Ah ! parlez !… Malheur à lui ! malheur s’il est infidèle !…

— Il l’est !… je vous le jure.