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le docteur gilbert.

et vile créature !… Non, non… elle ment… Cette lettre n’est sans doute qu’une ignoble et lâche vengeance, une infernale machination… Elle aura su qu’Anatole est absent, que je suis seule aujourd’hui, — et, l’infâme ! elle en profite pour jeter dans mon cœur d’odieux soupçons, pour me faire passer une longue nuit d’angoisse et de désespoir !… Mais pourquoi est-elle venue habiter dans cette maison, quand la haine qu’elle me porte aurait dû au contraire l’éloigner de moi ?

Elle se tait, et marche absorbée dans ses réflexions.

— Oh ! reprend-elle avec un long soupir, ils se connaissent… Je me rappelle comme ce matin Anatole parlait de cette femme avec intérêt !… Mais, c’est impossible ! Il ne savait pas même son nom !… Ah ! c’était pour me donner le change, qu’il feignait de ne pas la connaître… Il interrogeait Mariane, mais il savait tout ! Et moi qui le plaignais de son air triste et fatigué, de sa cruelle insomnie, pauvre folle !… C’est que nuit et jour il songe à cette femme !… Il en rêve ! et ne peut dormir !… Ah ! l’infâme ! l’infâme !… comme ce matin encore il me pressait tendrement dans ses bras !… Que de larmes !… que de sermens d’amour !… Et tout cela n’était que mensonge, atroce calcul… C’était pour mieux m’assassiner ! Quoi ! supposer un voyage !… descendre, pour me trahir, au plus honteux subterfuge !… Et quand je le crois au chevet de mon pauvre enfant malade et près de son vieux père, il est dans les bras d’une courtisane… Oh ! non, ce n’est pas vrai !… C’est trop horrible : il faudrait qu’Anatole fût le dernier des hommes !… Mais cependant Gilbert ne m’en impose pas… son rapport s’accorde avec cette lettre !

Et d’une voix entremêlée de gémissemens elle se remit à lire :

« Mathilde, tu seras plus malheureuse que moi maintenant !… La pensée de ton bonheur évanoui te rendra plus amer l’abandon, le mépris d’Anatole !… Oui, femme orgueilleuse, ce mari qui n’aimait que toi seule au monde, ce cœur si pur, si vertueux, si chaste, il m’aime !… Il ne t’appartient plus !… Pleure, Mathilde ! pleure, on te méprise !… N’est-ce pas que c’est une chose affreuse que le mépris ?… mieux vaut la mort !… »

— Oui ! mieux vaut la mort ! s’écria Mathilde avec rage et désespoir ; mais avant de mourir, la vengeance !

Aussitôt deux légers coups se font entendre à la porte dérobée.

— C’est Gilbert, dit Mathilde qui ne peut s’empêcher de tressaillir.

On frappe encore.

Mathilde paraît hésiter un moment ; et comme entraînée par une résolution subite, elle court à la porte et l’ouvre.

Un homme enveloppé d’un domino sombre, et le visage masqué, entre dans la chambre, ses yeux brillent comme deux flammes à travers les trous d’un masque noir.

Mathilde, presque étrangère aux plaisirs du monde, n’avait jamais vu de bal déguisé à l’Opéra : aussi recula-t-elle avec un frisson d’épouvante en face de cette lugubre apparition, qu’elle s’était figurée sous un aspect moins sinistre.

— C’est moi, Mathilde ; n’ayez pas peur, dit à demi-voix Gilbert, en ôtant son masque, je viens vous chercher.

— C’est bien ! répondit-elle d’une voix sourde.

— Voici un costume pour vous, continua Gilbert ; c’est une espèce de robe large et flottante qui va vous envelopper tout entière, et sous laquelle je vous jure, on ne devinera pas la délicieuse Mathilde.

— Donnez, monsieur !… dit Mathilde en prenant des mains de Gilbert le domino et le masque. Puis elle entra dans son cabinet de toilette.

— Elle sera donc à moi ! se dit Gilbert dont la physionomie exprimait une joie sinistre. J’ai sa parole… Elle la tiendra !

Il s’assit, et le coude appuyé sur un bras du fauteuil, le front dans une