Page:Laforgue - Moralités légendaires.djvu/47

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même plus dix ans à vivre. La première hypothèse me semble la plus viable, et pour cause.

Hamlet, homme d’action, ne quitte sa cachette qu’assuré, bien entendu, que cette brute de Laè’rtes a filé avec toute l’honorable compagnie.

— Mon frère Yorick, j’emporte votre crâne à la maison ; je lui ferai une belle place sur l’étagère de mes ex-voto, entre un gant d’Ophélie et ma première dent. Ah ! comme je vais travailler cet hiver avec tous ces faits ! J’ai de l’infini sur la planche.

La nuit tombe ! Ah ! il faut agir ! Hamlet reprend le chemin du Château sans trop se laisser envahir par la quotidienneté de la nuit sur les grandes routes. Il monte d’abord dans sa tour, déposer ce crâne, ce puissant bibelot. Il s’accoude un instant à la fenêtre, à regarder la belle pleine lune d’or qui se mire dans la mer calme et y fait serpenter une colonne brisée de velours noir et de liquide d’or, magique et sans but.

Ces reflets sur l’eau mélancolique… La sainte et damnée Ophélie a flotté ainsi toute la nuit…

— Oh ! je ne puis pourtant pas me tuer, me priver de vivre ! Ophélie ! Ophélie ! Pardonne-moi ! Ne pleure pas comme ça !

Hamlet rentre dans sa chambre et tâtonne fébrilement.

— Je ne peux pas voir les larmes de jeunes filles. Oui, faire pleurer une jeune fille, il me semble que c’est plus irréparable que l’épouser. Parce que les larmes sont de la toute enfance ; parce que verser des larmes, cela signifie tout