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CHRISTOPHE COLOMB.

chambre de poupe, à noter en caractères intelligibles pour lui seul les degrés, les latitudes, les espaces qu’il croyait avoir franchis ; il passait les nuits sur le pont, auprès de ses pilotes, à étudier les astres et à surveiller la mer. Presque toujours seul comme Moïse conduisant le peuple de Dieu dans son désert, imprimant à ses compagnons, par sa gravité pensive, tantôt un respect, tantôt une défiance, tantôt une terreur, qui les éloignaient de lui ; isolement ou distance qu’on remarque presque toujours autour des hommes supérieurs d’idées et de résolution à leurs semblables, soit que ces génies inspirés aient besoin de plus de solitude et de recueillement pour s’entretenir avec eux-mêmes, soit que les hommes inférieurs qu’ils intimident n’aiment pas à les approcher de trop près, de peur de se mesurer avec ces hautes natures, et de sentir leur petitesse devant ces grandeurs morales de la création.

La terre si souvent indiquée ne se montrait néanmoins que dans les mirages de ses matelots ; chaque matin dissipait devant les proues des navires les horizons fantastiques que la brume du soir leur avait fait prendre pour des côtes. Ils allaient plongeant toujours comme dans un abîme sans bord et sans fond. La régularité et la constance même du vent d’est qui les secondait sans qu’ils eussent à orienter une seule fois leurs voiles depuis tant de jours, était pour eux une cause de trouble d’esprit. Ils commençaient à se figurer que ce vent régnait éternellement le même dans cette région du grand Océan, ceinture du globe, et qu’après les avoir fait descendre avec tant de facilité vers l’ouest, il serait un insurmontable obstacle à leur retour. Comment remonteraient-ils jamais ce courant de vents contraires autrement qu’en louvoyant dans ces espaces ? Et s’il leur fallait louvoyer pendant des bordées sans fin pour retrouver les côtes du vieux monde, comment leurs provisions d’eau et de vivres, déjà à demi consommées,