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GUILLAUME TELL.

doit avoir d’armes que celui qui commande. Si donc vous vous réjouissez de porter l’arc et les flèches, c’est bien ; moi je vous donnerai le but.

Tell tend son arbalète et y met la flèche. — Écartez-vous, place !

Stauffacher. — Quoi ! Tell, vous voudriez… Non, jamais… ; vous frémissez, votre main tremble, vos genoux fléchissent.

Tell laisse tomber l’arbalète. — Les objets tourbillonnent devant moi.

Les femmes. — Dieu du ciel !

Tell, au gouverneur. — Épargnez-moi ce coup. Voici mon cœur, ordonnez à vos soldats de me tuer. (Il présente sa poitrine.)

Gessler. — Je ne veux pas ta vie, je veux que tu tires. Tu peux tout, Tell, rien ne t’effraye ; tu manies la rame comme l’arbalète ; nul orage ne t’épouvante, s’il faut sauver quelqu’un ; à présent, libérateur, sauve-toi toi-même, puisque tu sauves les autres. (Tell est livré à une violente agitation, ses mains tremblent. Tantôt ses yeux se tournent vers le gouverneur, tantôt ils s’élèvent vers le ciel. Tout à coup il prend dans son carquois une seconde flèche et la cache dans son sein. Le gouverneur remarque tous ses mouvements.)

Walther, sous le tilleul. — Tirez, mon père ; je n’ai pas peur.

Tell. — Il le faut. (Il rassemble ses forces et s’arrête à tirer.)

Rudens, qui pendant ce temps a cherché ci se contraindre, s’avance. — Seigneur gouverneur, vous ne pousserez pas ceci plus loin. Non, ce n’était qu’une épreuve… Vous avez atteint votre but. Une rigueur poussée trop loin ne serait pas conforme à la prudence, et l’arc trop tendu se brise.

Gessler. — Taisez-vous jusqu’à ce qu’on vous interroge.

Rudens. — Je parlerai, je le dois ; l’honneur de l’empereur m’est sacré. Une pareille conduite attirerait la haine universelle ; et telle n’est pas la volonté de l’empereur, j’ose l’affirmer… Mes concitoyens ne méritent pas une telle cruauté, et votre pouvoir ne s’étend pas jusque-là.

Gessler. — Comment ! vous osez… !

Rudens. — J’ai longtemps gardé le silence sur toutes les mauvaises actions dont j’étais témoin, je fermais les yeux sur ce que je voyais ; j’ai contenu dans mon sein l’indignation qui soulevait