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jocelyn.


Je ne sais pas combien d’heures ainsi coulèrent,
Ni quels mille pensers dans ma tête roulèrent :
De son œil infini Dieu seul peut les compter,
Et le cœur dans sa langue au cœur les raconter.
Il est des nuits d’orage où le flot des idées,
Comme un fleuve trop plein aux ondes débordées,
Roule avec trop de pente et trop d’emportement
Pour que notre âme même en ait le sentiment ;
Un vertige confus bouillonne dans la tête,
Et, prêt à se briser, le cœur même s’arrête.
J’étais dans cet état, sans entendre, sans voir,
Anéantissement, sommeil du désespoir :
Seulement par moments mes pleurs, pleuvant encore,
M’éveillaient en tombant dans le bassin sonore.
L’aube enfin colora sa barre au bord des cieux,
Comme un flambeau soudain qui vient blesser les yeux.
Je voulus, sans revoir un visage de femme,
Dire à ma mère un mot qui lui laissât mon âme :
Sur mes genoux tremblants du seuil je m’approchai ;
De mon front prosterné, muet, je le touchai ;
J’entrelaçai mes doigts aux barreaux des persiennes ;
Je crus sentir des mains qui rencontraient les miennes.
« Adieu ! » criai-je. En vain j’y voulus joindre un mot,
Mon cœur noyé d’angoisse eut à peine un sanglot,
Et je m’enfuis courant et sans tourner la tête,
Comme un homme qui craint qu’un remords ne l’arrête.


Je marchai devant moi par des champs sans chemin,
De peur de rencontrer, d’entendre un être humain,
Jusqu’au sommet aride où la sombre montagne
S’affaisse et redescend vers une autre campagne.
Sur une roche grise, une croix de granit
Que la mousse tapisse, où l’aigle fait son nid,