Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 6.djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les solitudes de la mer du Sud, et où il ne reste pas une voix pour dire comment il a péri ; registre mortuaire sans nom et sans date que la mer laisse surnager quelques jours, avant de l’engloutir tout à fait.

Au-dessus du corps sombre du bâtiment, le nuage de toutes ses voiles était groupé pittoresquement, et pyramidait autour de ses mâts. Elles s’élevaient d’étages en étages, de vergues en vergues, découpées en mille formes bizarres, déroulées en plis larges et profonds, semblables aux nombreuses et hautes tourelles d’un château gothique, groupées autour du donjon ; elles n’avaient ni le mouvement ni la couleur éclatante et dorée des voiles vues de loin sur les flots pendant le jour ; immobiles, ternes et teintes par la nuit d’un gris ardoisé, on eût dit une volée immense de chauves-souris, ou d’oiseaux inconnus des mers, abattus, pressés, serrés les uns contre les autres sur un arbre gigantesque, et suspendus à son tronc dépouillé, au clair de lune d’une nuit d’hiver. L’ombre de ce nuage de voiles descendait d’en haut sur nous, et nous dérobait la moitié de l’horizon. Jamais plus colossale et plus étrange vision de la mer n’apparut à l’esprit d’Ossian dans un songe : toute la poésie des flots était là. La ligne bleue de l’horizon se confondait avec celle du ciel ; tout ce qui reposait dessus et dessous avait l’apparence d’un seul fluide éthéré dans lequel nous nagions. Tout ce vague sans corps et sans limites augmentait l’effet de cette apparition gigantesque de la frégate sur les flots, et jetait l’âme avec l’œil dans la même illusion. Il me semblait que la frégate, la pyramide aérienne de sa voilure, et nous-mêmes, nous étions tous ensemble soulevés, emportés, comme des corps célestes, dans les abîmes