Page:Langevin - L’Aspect général de la théorie de la relativité, 1922.djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
19
BULLETIN SCIENTIFIQUE DES ÉTUDIANTS DE PARIS

tation quand nous rapportons les événements à des axes liés à la Terre, mais si nous pouvions admettre que nous sommes en mouvement par rapport à un système de référence convenablement choisi dans lequel la gravitation aurait disparu, cela serait bien plus commode. En fait, on s’aperçoit que ce n’est pas possible, et Einstein a bien vu qu’il en était ainsi. On ne peut faire disparaître partout le champ de gravitation, mais seulement dans une petite région. Pour des observateurs qui sont dans le boulet de Jules Verne, qui sont en train de tomber avec lui, la gravitation a disparu à leur voisinage immédiat. Ils sont tranquilles, tant qu’ils n’arrivent pas en bas. Mais s’ils avaient un moyen de communication par signaux hertziens avec des gens qui sont de l’autre côté de la Terre, ils se rendraient compte que, par rapport à eux, ces gens-là supposés en chute libre, ont une accélération double de celle de la pesanteur ; de sorte que nous avons pu effacer localement la gravitation mais que nous n’avons pas pu l’effacer partout, qu’au contraire nous l’avons exagérée ailleurs.

Einstein considère qu’on ne peut pas effacer la gravitation partout, qu’on peut l’effacer localement, qu’on peut trouver un univers euclidien qui est tangent, qui coïncide dans une petite étendue avec l’univers réel, mais qu’on ne peut pas rendre tout l’Univers euclidien par un choix convenable de coordonnées. C’est tout à fait analogue à ce fait que, lorsque nous prenons une surface comme celle de cette carafe, qui n’est pas développable, dont la géométrie n’est pas euclidienne, nous pouvons la faire coïncider sur une petite étendue avec un plan ou une surface développable. C’est là la base de la théorie des surfaces de Gauss. C’est l’hypothèse que la surface est euclidienne dans l’infiniment petit. Mais nous ne pouvons pas rendre euclidienne toute la géométrie de la surface. Nous ne pouvons pas développer toutes les surfaces sur un plan sans les déchirer, sans les modifier profondément.

Eh bien, Einstein a reconnu que la situation était exactement la même pour l’Univers. Nous constatons par l’expérience du boulet de Jules Verne qu’en tous points de l’Univers et à tous instants, il y a un Univers euclidien tangent : c’est l’univers du boulet qui tombe en cet endroit ; mais seulement tangentiellement. Dans son ensemble, l’Univers n’est pas euclidien. On ne peut pas faire disparaître partout la gravitation. On conçoit donc, de cette façon, la gravitation comme étant en quelque sorte la manifestation du caractère non euclidien de l’espace, de même que la courbure totale de Gauss pour les surfaces est la manifestation du caractère non euclidien de la surface. La gravitation serait ainsi ce qui écarte l’Univers d’être euclidien.

Il peut paraître bien extraordinaire de ramener la physique de la gravitation à quelque chose d’analogue à la courbure des surfaces, de ramener la gravitation à une courbure d’espace, à une déformation de l’espace à partir des propriétés euclidiennes, comme une surface non développable résulte d’une déformation à partir d’une surface développable. La gravitation est conçue ici comme un aspect de la géométrie, et le mouvement spontané que prend un corps comme une manifestation de cette géométrie, le mouvement spontané des corps (qui dans l’espace euclidien et rectiligne et uniforme) jouant dans cette conception le même rôle que la ligne géodésique sur la surface par rapport à la ligne droite sur le plan.

La ligne de plus court chemin, c’est la ligne droite dans l’Univers euclidien, et le mouvement spontané, c’est le mouvement rectiligne et uniforme. Sur une surface incurvée, quel sera l’analogue de la ligne droite ? c’est la géodésique ; et le mouvement spontané d’un mobile assujetti à rester sur la surface se fera suivant une ligne géodésique de cette surface. Si je prends un mobile qui soit obligé de rester sur cette surface, et que je le lance, le principe même d’inertie me dit qu’il parcourra une géodésique de la surface. Pour Einstein, le mouvement spontané des corps suit précisément une géodésique de notre Univers. Si l’Univers est euclidien, c’est un mouvement rectiligne et uniforme ; s’il ne l’est pas, c’est autre chose, autre chose qui s’écarte du mouvement rectiligne et uniforme dans la mesure où notre Univers s’écarte d’être euclidien. Le mouvement de chute libre de notre corps nous prouve que l’espace et le temps (puisque c’est l’ensemble qui intervient ici dans l’Univers), n’ont pas le caractère euclidien, et la gravitation manifeste justement cette non-euclidianité de l’Univers.

Ce n’est qu’une étape franchie, car nous savons bien que la gravitation est due à la présence des corps, qu’il y a au moins une partie de ce que nous observons sous le nom de gravitation que nous ne pourrons faire disparaître, que nous observerons toujours un champ de gravitation quel que soit le système de référence que nous aurons choisi, et que ce sera au voisinage de la matière que ce champ de gravitation se manifestera de la manière la plus marquée.

Si donc nous concevons la gravitation comme une courbure de l’espace, analogue à une courbure d’une surface, et si nous affir-