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de constater le peu qu’elle représente dans cette immensité dont nous savons maintenant sonder les profondeurs. Nous savons, depuis les découvertes de l’astronomie moderne, que notre système solaire est perdu parmi les milliards d’étoiles qui composent notre nébuleuse, et que celle-ci est elle-même une unité parmi des myriades de nébuleuses analogues. Nous savons aussi que le système solaire représente parmi les étoiles, un cas assez exceptionnel. La plupart d’entre elles n’ont pas de satellite analogues aux planètes. Il est probable que l’apparition de la Terre et de ses planètes sœurs est due à une catastrophe, au sens étymologique du mot, au passage, près du Soleil, d’une autre étoile qui y a provoqué une marée gigantesque, l’apparition d’une protubérance qui s’est résolue en gouttes. Notre vie s’est progressivement développée sur une de ces gouttes, entretenue par les rayonnement de l’astre central qui avait repris sa forme sphérique régulière après l’éloignement de l’astre perturbateur.

Nous savons aussi aujourd’hui que tout cet ensemble de nébuleuses et d’étoiles, dont certaines ont dû engendrer de la vie comparable à la nôtre, est vraisemblablement contenu, comme dit Einstein, dans un espace, dans un univers fermé qui est l’équivalent à trois dimensions de ce qu’est la surface de notre globe à deux dimensions. De même que, sur la Terre, en marchant droit devant soi on revient à son point de départ après avoir fait le tour, un semblable voyage dans une direction quelconque de notre espace à trois dimensions se fermerait aussi. Seulement, alors qu’on parcourt quarante mille kilomètres pour faire le tour de la Terre, il faudrait, pour faire le tour de l’Univers, couvrir un chemin que la lumière, avec sa vitesse formidable de trois cent mille kilomètres par seconde, mettrait plusieurs milliards d’années à parcourir.

C’est dire l’immensité de l’espace qui nous entoure, malgré sa finitude. Cependant, l’impression de sécurité que nous pouvons avoir à nous tenir sur un globe fermé peut se retrouver à nous savoir dans le sein d’un univers également fermé. Je me suis perdu, quand j’étais jeune, à essayer d’imaginer cet espace infini qui effrayait Pascal. Nous pouvons maintenant calmer cette inquiétude. Notre monde est fini, du moins en ce qui concerne l’espace. Peut être représente-t-il pour notre espèce une possibilité de colonisation éventuelle. De toute manière, nous sommes certains de sa limitation et que rien de plus étrange que ce que nous y connaissons déjà ne nous apparaîtra de manière imprévue.

Nous avons ainsi fait le point dans l’espace et nous en pouvons tirer l’impression rassurante qu’éprouvent les voyageurs perdus sur l’Océan lorsque le commandant du bord a pu faire le point. On ne sait peut-être pas si ni où l’on arrivera, mais il est utile, calmant et réconfortant de savoir où l’on est.

Nous connaissons aussi, et depuis peu, notre situation au point de vue du temps. Nous savons de façon très précise, depuis la découverte de la radioactivité, que notre globe s’est solidifié en surface il y a deux milliards d’années. Des formes de vie, d’abord très primitives, y sont apparues et se sont progressivement compliquées par le processus de différenciation et d’association dont je vous parlais tout à l’heure. Très vraisemblablement la forme vivante que représente chacun de nous est le résultat d’une telle évolution. Celle-ci doit continuer par la formation de groupements humains de plus en plus complexes jusqu’à l’incorporation de l’espèce tout entière.

Au point de vue de l’avenir, nous savons aussi que notre Soleil peut soutenir son rayonnement actuel pendant un temps de l’ordre de dix mille milliards d’années, cinq mille fois plus long que tout le passé de la Terre. C’est, pratiquement une éternité au cours de laquelle notre descendance peut développer des formes de vie incomparablement plus belles et meilleures que la nôtre.

Cette situation est de nature à nous inspirer confiance. Le point dont je parlais il y a un instant se trouve ainsi complété et sa connaissance nous met en présence d’un devoir de solidarité qui constitue l’essentiel de la loi morale.

Il dépend de nous, héritiers d’un passé déjà lointain, dépositaires du trésor de l’expérience humaine acquis au prix de douleurs et de misères sans nombre, d’en assurer la transmission et de l’accroître aussi dans la mesure de nos forces. Notre descendance ne peut continuer le passé qu’à travers nous, et cela nous crée une responsabilité grave envers elle autant qu’envers lui. La grande aventure dont je parlais ce matin, cette aventure humaine d’une espèce isolée sur l’esquif de la Terre, dans l’immensité de l’espace et du temps, peut selon nos actes et notre volonté se terminer de façon tragique ou se continuer de façon merveilleuse. Et de plus en plus nous devons nous y sentir tous solidaires, être convaincus que nous serons tous perdus ou sauvés en même temps.