Page:Langlois - Anecdotes pathétiques et plaisantes, 1915.djvu/36

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Bourgoin, telle que l’a contée M. Clemenceau, dans ce style nerveux qui ne laisse pas de place à la sensibilité, mais vous prend à la gorge. Pour moi, voici huit jours qu’elle me hante.

C’était un tout jeune soldat, dix-huit ou dix-neuf ans à peine, un engagé volontaire, je crois, ce petit Bourgoin : et sa compagnie fut « fauchée » dans une attaque, littéralement fauchée. S’étant couché sous le feu, quand il releva la tête, il vit qu’il était seul.

Un hasard avait voulu que le drapeau du régiment tombât près de lui. Il le ramassa, l’arracha de sa hampe, se l’enroula autour du corps. Et il fit cela naïvement, instinctivement, presque sans savoir. Puis il attendit la nuit et tâcha de regagner les lignes françaises. Mais où aller ? Il l’ignorait. Il marcha donc au hasard, près d’une lieue…

C’est ainsi qu’il arriva devant une maison qu’un obus avait effondrée. Il entra : elle était occupée par cinq officiers allemands ; mais quatre étaient morts, tués par l’explosion, et le cinquième, un colonel, agonisait. Le petit soldat essaya de lui sauver la vie.

— Ne t’occupe pas de moi, dit l’Allemand, je suis perdu. Mais toi, comment es-tu ici ? Alors l’autre lui fit savoir son aventure, ingénument. Il ne pensait pas avoir fait quelque chose d’héroïque, il était simple et doux.

— Tu es un brave enfant, dit le colonel ému. Penche-toi. Là, comme ça… je t’embrasserai.

Un colonel et Allemand ! L’approche de la mort change les âmes : le colonel allemand embrassa ce simple soldat français. Puis il ajouta :

— Va-t’en, maintenant ; mais ne prends pas par là. Par là, ce sont les nôtres. Ta route est par ici. Adieu…

Et le petit Bourgoin rejoignit enfin nos lignes. Il avait toujours le drapeau. C’est tout… Et il n’y a rien de plus beau dans tout Tolstoï,