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CORNEILLE.

général, c’est son contemporain, c’est le Français de la première moitié du xviie siècle. Il est possible que ce type ne soit plus communément réalisé aujourd’hui, et que le type d’une génération plus récente, dégagé par Racine, tombe plus fréquemment sous notre expérience. Du sentiment, de l’intelligence, et pas de volonté, des aspirations, des rêves, et pas d’action, de la passion qui fuse en gestes et en mots, de la faiblesse emballée, et, chez les meilleurs, des capacités de souffrir infiniment profondes ou délicates, c’est, dans notre temps, ce qui nous paraît le réel. Mais ce ne l’était pas, ce ne pouvait l’être pour Corneille, entre 1630 et 1640. J’ai démontré ailleurs[1] que ce qu’il avait vu, un autre l’avait vu de même, et cet autre est Descartes : le poète et le philosophe se sont rencontrés dans leur psychologie et leur morale, dans leurs jugements sur la passion, l’amour et la volonté. S’ils se sont rencontrés, ce n’est pas que l’un ait instruit l’autre : c’est que la même réalité imprégnait leurs esprits, nourrissait leur expérience, et que la même nature offrait des sujets à l’analyse du philosophe, des modèles à l’art du poète.

Cet homme, d’après qui se construisent le Traité des passions et Cinna ou Nicomède, c’est le rude gentilhomme qui est né aux dernières années du xvie siècle, après que vingt ans d’anarchie avaient éteint les splendeurs italiennes de la Renaissance ; c’est le fils des guerres civiles, d’abord presque illettré, énergique et souple. Incapable de

  1. Hommes et Livres (lib. Lecène et Oudin, in-16).