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CORNEILLE.

si les personnes idéales qu’il a constituées sont autre chose que des chimères de son imagination. Tout se ramène au fond à décider si l’héroïsme cornélien est naturel et dans quelle mesure.

Nous l’avons vu déjà tout à l’heure, Corneille est moins près de nous que Racine, cela est certain : son théâtre ressemble moins à ce que nous sommes, surtout à ce que nous croyons être, à l’image que nous nous complaisons à former de nous, au portrait que la littérature d’aujourd’hui nous en offre. Depuis le romantisme surtout, la vérité, c’est la passion débordée, furieuse, ravageante ; c’est l’instinct irrésistible et vainqueur : c’est la passion mise au-dessus du devoir, tantôt glorifiée, tantôt condamnée, toujours victorieuse et sympathique : ce sont les velléités stériles, les efforts décousus, les dissolutions lentes ou les chutes brusques des meilleures âmes. La vérité, c’est de se regarder choir sans se retenir, c’est de perdre dans la sûreté de l’analyse la capacité d’agir, c’est de pouvoir moins à mesure qu’on voit plus clair ; c’est l’incompatibilité de la conscience et de l’énergie, si inséparables dans Corneille. La vérité, c’est qu’il n’y a de forte et d’agissante que la raison pratique, égoïste, intéressée, le calcul étroit et mesquin : l’homme fort, c’est l’homme d’affaires. Voilà la vérité actuelle : mais avons-nous le droit d’ériger notre veulerie intelligente en formule définitive, universelle de l’humanité ? Est-il sûr que la réalité même actuelle soit telle que des partis pris d’école, des points de vue d’art, ou d’impérieuses généralisations d’états subjectifs nous la montrent ? N’est-on pas frappé de voir dans les anciens por-