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CORNEILLE.

les usages déterminent jour par jour, heure par heure les applications de notre activité. Il est facile d’être un brave homme, de faire son chemin, sans être autre chose qu’une machine. Rarement s’offre l’occasion d’une initiative, la nécessité d’un choix libre : on est dispensé de vouloir ; comme on ne peut plus se ruer, on n’a plus besoin de marcher, on est porté. Une certaine tolérance universelle fait que les grands efforts s’imposent rarement. Une certaine largeur d’esprit fait qu’on peut toujours se donner des raisons excellentes de prendre les partis qui coûtent le moins. On n’a plus guère besoin de choisir entre ses convictions et ses intérêts : par une conciliation intelligente, on garde ses convictions sans sacrifier ses intérêts. On sépare sa fonction de sa pensée, et on exerce sa fonction en réservant sa pensée. On distribue par charité, par une vue indulgente de la vie, les pardons grâce auxquels on s’épargne du trouble, des ennuis, des ruptures d’habitudes, enfin toutes les suites d’un effort.

En même temps les idées se multiplient : dans l’ébranlement des anciennes fois, dans la dissolution des doctrines traditionnelles, les solutions diverses et contraires acquièrent des probabilités à peu près équivalentes. Dans la contradiction des points de vue, nulle vérité ne s’impose, partout nul choix, partout nulle action : on glisse aisément à la contemplation pure ou au dilettantisme critique. On passe la vie à discuter sur les fins et les modes de l’action, sans agir. On sait vingt morales, et l’on n’en a pas une. On définit deux ou trois ou dix idéaux, et l’on n’en poursuit pas un.