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CORNEILLE.

tion et culture. En effet, les Italiens, avec leur goût de passions effrénées et d’histoires sanglantes, avaient placé dans l’excès de l’horreur la qualité spécifique du plaisir tragique. Malgré l’exemple des anciens, ils avaient imposé à la tragédie la loi du dénouement funeste ; ils mesuraient la beauté d’un sujet par le nombre des morts et l’inhumanité des crimes. Ils allèrent chercher dans les poèmes et les histoires de l’antiquité, dans les nouvelles et les histoires modernes, les parricides, les incestes, les meurtres de femmes et de maris, comme la propre substance de la tragédie. Rosemonde, forcée par son mari Alboin de boire dans le crâne de son père, le fait assassiner. Canace, une mère incestueuse livre aux chiens les deux jumeaux qui lui sont nés de son propre fils. Orbecche, fille du roi, lui dénonce l’inceste de sa femme et de son fils ; le roi tue les coupables ; puis, averti par l’ombre de sa femme des amours coupables de sa fille, il tue les deux enfants et l’amant d’Orbecche ; il offre à sa fille les trois têtes sur deux plats ; elle le tue et se tue. Voilà les sujets qui tentaient les beaux esprits de l’Italie, un Ruccellai, un Speroni, un Giraldi[1].

C’est bien l’idée qui faisait écrire à notre Jean de la Taille, dans son Art de la Tragédie : « Il faut que le sujet en soit si pitoyable et poignant de soi qu’étant mêmes en bref et nuement dit, engendre en nous quelque passion, comme qui vous conterait d’un à qui l’on fit malheureusement manger ses propres fils… ».

  1. C’est ce qu’a bien mis en lumière depuis ma 1re édition. Creizenach, Geschichte des neueren dramas, t. II, p. 369-505, et notamment 485.