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LE THEÂTRE AVANT CORNEILLE.

Mais nos âmes françaises étaient trop modérées pour savourer l’horreur physique des agonies et du sang versé. La tragédie étala surtout chez nous les souffrances morales, et, dans les sujets bibliques et chrétiens, fit dominer par-dessus les douleurs individuelles l’effroi religieux des vengeances divines.

Dès le début du drame, les résolutions funestes étaient prises, les accidents funestes se dessinaient. Une ombre, une Furie, un songe, apportaient la certitude de l’événement malheureux et jetaient l’impression de terreur dans l’esprit du spectateur. Nulle incertitude, nulle suspension, nulle éclaircie, nulle relâche, nulle espérance : aucun passage que de l’attente au fait, de la crainte à l’épreuve ; aucune progression que d’une moindre angoisse à une pire angoisse, et de l’agonie à la mort. Aucune préparation, aucune recherche des ressorts et des causes, aucune étude du jeu et du conflit des volontés : tout est décidé avant le rideau levé, et il ne reste plus qu’à noter les palpitations des victimes, la lamentation des vaincus.

Le chef-d’œuvre de ce théâtre a chance d’être la tragédie des Juives de Robert Garnier. Le prophète annonce le jugement de Dieu sur Jérusalem et sur le roi Sédécie. Nabuchodonosor, par quatre fois, dans quatre scènes, refuse la grâce du roi juif. Il fait enlever les enfants de Sédécie : il les fait égorger devant le père à qui ensuite on arrache les yeux. Un poète classique finirait là : Garnier, en poète, par un sentiment digne de la tragédie grecque, ramène sur la scène le roi aveugle, dont la lamentation s’achève en adoration de la volonté divine.