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le naturalisme.

laborieux, rangé, serré, peuple surtout par une certaine grossièreté de tempérament, par l’épaisse jovialité et par la colère brutale, charmé du calembour et débordant en injures : nature, somme toute, vulgaire et forte, où l’égoïsme intempérant domine.

V. Hugo est peu sensible. Il a la sensibilité des orgueilleux, cette irritabilité du moi hypertrophié que tous ses ennemis ont sentie. Il n’est pas tendre : quand il parle d’amour pour son compte personnel, il mêle un peu de sensualité très matérielle à la galanterie mièvre, à la rhétorique éclatante : il ne s’aliène pas assez pour connaître les grandes passions ; de sa hauteur de poète pensif, il se plaît trop à regarder l’amour de la femme « comme un chien à ses pieds[1] ». Ce qu’il y a de meilleur en lui, c’est sa capacité des joies de la famille, son affection de père ou grand-père. Il a dit avec un accent pénétrant la douceur intime du foyer, la séduction ingénue des enfants. Il y a bien de l’ostentation, de la puérilité dans l’Art d’être grand-père ; ce grand-père exerce sa fonction comme un pontificat, avec une niaiserie solennelle qui dégoûte. Mais, dans les Feuilles d’automne et les premiers recueils, avec quelle simplicité charmante il parle des enfants ! Surtout, lorsqu’il eut perdu en 1843 sa fille et son gendre, nouveau-mariés, qui se noyèrent à Villequier, il dit son désespoir, ses souvenirs douloureux, ses appels au Dieu juste, au Dieu bon en qui il crut toujours, dans un livre des Contemplations[2], où la perfection du travail artistique n’enlève rien à la sincérité poignante du sentiment.

Il n’est que juste aussi, je crois, d’ajouter que l’amour collectif de l’humanité, des humbles, des misérables, fut très réel chez V. Hugo. Parce qu’il donna à cette passion des expressions parfois bizarres et déraisonnables[3], parce que surtout elle servit fortement à son apothéose et qu’il l’exploita certainement pour sa popularité, il ne faut pas méconnaître le vif sentiment de pitié sociale qui est antérieur en lui à sa conversion politique[4].

La sensibilité de V. Hugo est donc assez limitée, et presque tou-

  1. Contemplations, éd. défin., in-8, t. I, p. 156. — Peut-être fut-il surtout gauche dans l’expression des sentiments tendres, plutôt qu’insensible. On ne peut douter de la sincérité des Lettres à la Fiancée, si verbeuses pourtant et emphatiques (11e éd.)
  2. Ibid., liv. IV, Pauca meæ.
  3. Symboliques déclarations d’amour à l’araignée, à l’ortie, au crapaud.
  4. De ce côté sa sensibilité fut certainement très étendue. Avec tout son orgueil ses rancunes et ses attitudes théâtrales, il a cru profondément aux grands lieux communs de clémence et de bonté qu’il annonçait : il a essayé parfois de les vivre ; il a ou des postes généreux ; dans ses rapports avec Sainte-Beuve, il mit avec quelque apprêt une vraie noblesse. Nous devons en prendre notre parti : Victor Hugo n’a pas la simplicité aisée du propos et des manières. Mais il y a autre chose chez lui que la pose et le panache (11e éd.).