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decomposition du moyen âge.

longs mois de prison, il fait le compte de son existence : rien d’étonnant s’il conclut qu’il a fait fausse route. Combien serait-il plus heureux s’il avait suivi sa droite carrière dans l’Université ou l’Église. Et que dit-il en somme ? Il plaint sa misère, issue de son vice ; s’il n’eût fait le mauvais garçon, il aurait « maison et couche molle ». La profondeur de son regret ne doit pas nous tromper sur l’élévation de sa morale : mais ce matérialisme même, dans son plus vif repentir, nous en garantit l’absolue vérité.

S’est-il donc corrigé ? J’avoue que je n’en crois rien : mais ce n’est pas la première fois que les habitudes mènent l’homme par des chemins opposés à ceux qu’indique l’aspiration momentanée de l’âme. On désire, on promet, et l’on fait le contraire. On est dégoûté, désespéré, par instants : « autant en emporte le vent ». Hier et tout le passé sont plus forts qu’aujourd’hui, pour donner sa forme à demain. Plus faible encore est une âme de poète que nos âmes à nous. Pour nous, l’action seule réalise nos intimes pensées : le poète leur donne réalité, et mieux, éternité, par son œuvre. Quoi d’étonnant si ses plus vifs, ses plus impérieux mouvements, aussitôt exprimés, passent ? Ne doit-il pas lui sembler qu’il a agi ?

Hors de son repentir, on ne voit rien en Villon qui soit, même d’apparence, incompatible avec sa vie de malfaiteur professionnel. Il a d’adorables mots pour sa bonne femme de mère : et n’est-ce pas le lieu commun de notre art réaliste, que la sensibilité familiale des clients de la cour d’assises ? Il a des accents délicieux de foi ingénue : c’est plus rare aujourd’hui chez nous, mais là où le peuple n’a pas encore rejeté la foi, en Espagne, en Russie, j’imagine dans des âmes d’assassins des coins parfumés de dévote candeur. Il a pleuré « Jeanne la bonne Lorraine », et il a honni par un refrain énergique « qui mal voudrait au royaume de France ». Le sentiment patriotique, nous le savons, n’est pas le privilège de l’innocence, et plus d’un mauvais gars a bien donné sa peau pour la patrie. Enfin, frôlant la mort à chaque pas de son aventureuse existence, faut-il s’étonner qu’il l’ait vue, qu’elle l’ait obsédée, en ce siècle où elle était présente à toutes les âmes ?

Nous touchons ici à ce qui fait de Villon un grand poète : il est le poète de la mort. Voilà le sentiment général qu’il a rendu avec une très extraordinaire et douloureuse vibration de tout son être, un frémissement de tous ses nerfs. Il voit sur la chair florissante la chair pourrie de demain, le squelette d’après-demain. La vieillesse, cette hideuse flétrissure d’une forme savoureuse et belle, le navre, le dégoûte, l’effraie. Et sa pensée prolonge le spectacle, jusqu’aux torsions de l’agonie, à l’effondrement écœurant de tant de choses douces et charmantes. Ce sensuel qu’il avait été est secoué par la vision la plus nette et la plus angoissante de la décomposition