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le quatorzième siècle.

physique. Vieillesse du corps, mort du corps, l’ami de « la belle heaumière » et de la « gente saucissière » ne regarde que cela dans la vieillesse et dans la mort.

Rutebeuf n’eût pas demandé : où sont les preux des anciens temps ? Des corps, il n’en aurait cure : les âmes, il les aurait vues au ciel, devant la face de Dieu. Cette retraite de l’idée chrétienne donne un accent plus profondément angoissé à la méditation où s’élève Villon, de l’universelle nécessité de la mort. Elle n’aboutit qu’à une ignorance dans la fameuse ballade : « Mais où sont les neiges d’antan ? » Ce mystère est plus douloureux au cœur que la sécurité de la foi : mais quelle douce et exquise douleur ! Et dans l’incompréhensible fatalité à laquelle nul ne se dérobe, ce pauvre diable qui a vécu dans les sales dessous de la société, saisit une grande et pathétique leçon d’égalité : mais c’est le corps encore qui la lui donne, l’entassement indiscernable des squelettes et des crânes dans les charniers ; ce sont les ossements anonymes, également nus, décharnés, dégoûtants. Et par cette vision, il devance Shakespeare.

Villon est encore du moyen âge par ces cadres factices, où son inspiration se déverse confusément, où son insouciance des harmonieuses proportions assemble des pièces disparates, de date, de ton, de sujet très différents. Il en est par la profusion relative de son érudition scolastique, quoique déjà son imagination de poète lasse de vives sensations des lambeaux d’antiquité dérobés au pédantisme de la mémoire. Il en est, enfin, par le manque de goût, surtout parce qu’il ne sent pas le besoin du goût : il en aurait, s’il voulait ; mais il laisse aller sa verve, comme sa vie. Le détail de son style est d’un artiste : il a le sentiment de la puissance de la sobriété : il serre l’idée dans l’image, courte, franche, saisissante : c’est un maître de l’expression nerveuse et chaude. Mais l’ensemble va comme il peut : rien ne se tient.

Par le fond de sa poésie, Villon n’est plus du moyen âge : il est tout moderne, le premier qui soit franchement, complètement moderne. Il porte en lui tout le lyrisme. Je ne parle pas de la qualité des idées, mais du rapport des idées à l’esprit. Ces vers et les choses qu’ils contiennent, sortent du fond de l’expérience et de la sensation d’un homme : ils répandent la plus intime sensibilité de son cœur. Voilà une poésie qui est la résonance d’une pauvre âme, battue d’outrageuses misères, et qui n’est que cela : et dans cette voix bouffonne ou plaintive, qui crie son vice ou son mal, passe parfois le cri de l’éternelle humanité : nous, honnêtes gens, paisibles bourgeois, ce louche rôdeur du xvie siècle parle de nous, parle pour nous, nous le sentons, et c’est ce qui le fait grand.