Aller au contenu

Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/208

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
186
decomposition du moyen âge.

portée à la cour flamande et chevaleresque des ducs de Bourgogne, s’était développée avec une étonnante puissance dans cette atmosphère de lourde fantaisie et de frivolité puérile : elle avait donné en telle abondance toute sorte de fruits monstrueux et grotesques, le plus étonnant fouillis de poésie niaise, aristocratique, pédantesque, amphigourique, allégorique, mythologique, métaphysique, un laborieux et prétentieux fatras où les subtilités creuses et les ineptes jeux de mots tenaient lieu d’inspiration et d’idées. Le grand homme de l’école était Jean Molinet, bibliothécaire de Marguerite d’Autriche, et chanoine de Valenciennes, avec ses titres bizarres, son inépuisable platitude relevée d’inintelligibles recherches de mots et de rimes.

Les « grands rhétoriqueurs » de la cour de Bourgogne avaient une indiscutable supériorité d’extravagance : aussi donnèrent-ils le ton aux rimailleurs des autres cours féodales. La Bretagne eut Meschinot de Nantes (1420 ou 22-1491), qui égala Molinet, avec ses Lunettes des Princes, avec l’absurdité de ses allitérations et de ses rimes, avec ses vers qui peuvent se lire en commençant par la fin, ou par le milieu, ou autrement ; une de ses oraisons se peut lire par huit ou seize vers « en 32 manières différentes, et il y aura toujours sens et rime ». Le duc de Bourbon, autre puissant prince, eut l’honneur d’avoir à ses gages un M. de Montferrand qui fit les XII Dames de rhétorique pour présenter un jeune secrétaire de son maître à un des fameux poètes bourguignons, Georges Chastelain.

Louis XI était trop bourgeois, trop sensé, trop positif pour donner dans ces sottises. Mais après lui, la France, serrée entre la Bourgogne, le Bourbonnais et la Bretagne, ne résista plus. La jeune duchesse Anne, devenue notre reine, amena de Nantes, attira de tous les coins du royaume tout ce qu’elle put trouver de grands, moyens, petits et tout petits rhétoriqueurs. Ils infestèrent la cour de Charles VIII, puis celle de Louis XII, et dans tous les états, de toutes les provinces, ils surgissent, tous plus vides de sens, et plus extravagants de forme les uns que les autres. Les plus supportables sont ceux qui ont moins de génie : leur platitude les condamne à être intelligibles, ou à peu près. Tels sont Jean Marot, ou Jean Le Maire de Belges ; ils font du reste ce qu’ils peuvent pour attraper la manière des grands maîtres. Guillaume Cretin, Parisien, trésorier de la Sainte-Chapelle de Vincennes, y réussit : il n’est pas sûr que Molinet ni Meschinot ne soient pas dépassés ; Cretin sauva l’honneur de la France. Aussi jouit-il d’une extraordinaire réputation, et Marot — Clément, non Jean — l’appelle encore « souverain poète ». Il serait curieux de donner des preuves de sa délirante insipidité, si la place dans cet ouvrage ne