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la première génération des grands classiques.

trouve plus d’autre moyen de subsister que de s’élancer hardiment dans l’inconnaissable, plaçant son espérance en sûreté hors de la vie et du temps.

« Qu’on ne dise pas, écrit Pascal, que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c’est une même balle dont on joue l’un et l’autre ; mais l’un la place mieux. » Pascal excelle à placer la balle. Il a pris sa matière partout : peu érudit en théologie, il a causé avec M. de Saci et d’autres solitaires, il a lu saint Augustin. Ses idées sur la religion, au fond, n’ont rien de nouveau : pas même ses idées morales, politiques, sociales. Celles qui sont essentiellement chrétiennes, lui sont communes avec les grands docteurs de l’Église ; Bossuet les exprimera, sans avoir besoin de s’inspirer de Pascal. Ce n’est pas à Pascal qu’il prendra l’idée du Discours sur l’histoire universelle, l’idée d’une Providence qui fait tourner l’histoire du monde autour du petit peuple juif. Ce n’est pas à Pascal qu’il prendra l’idée du néant et de la grandeur de l’homme, cette effrayante énigme dont la religion dit le mot.

D’autres théories de Pascal sont celles du temps : sa doctrine politique, au fond, se réduit à des opinions assez répandues parmi le tiers état intelligent depuis la fin du xvie siècle, et elle se retrouvera, l’accent seulement étant changé, dans la Politique de Bossuet. Mais la grande source des idées profanes, si l’on peut dire, et purement rationnelles de Pascal, c’est Montaigne, dont la pensée, les mots mêmes et les images sont sans cesse l’étoffe à laquelle il met sa façon. Il est curieux de remarquer combien Pascal, sur les sujets de morale individuelle ou générale, a l’intelligence et l’imagination obsédées par les Essais.

Il a sur l’invention la superbe indifférence de nos classiques, ou plutôt il dirige comme eux son invention moins vers la nouveauté que vers la vérité ; et l’originalité qu’il cherche est celle de l’expression et du maniement des matériaux. Il est, en effet, étonnant dans le tour et dans l’emploi des idées que d’autres ont rendues avant lui. Il a une puissance d’analyse et de raisonnement, qui y découvre toutes sortes de caractères et de liaisons qu’on ne soupçonnait pas. Il a l’art surtout de les saisir en profondeur. Jamais rien, chez lui, ne reste banal et superficiel. Les choses qu’on lit ailleurs, dans Montaigne même, sans y faire grande réflexion, ni y apercevoir grande conséquence, prennent, lorsqu’il les rend, presque dans les mêmes termes, une gravité, une portée qui saisissent l’esprit : par un mot, ou même par l’insaisissable frémissement de sa phrase, on sent qu’il y voit un monde, et on se dispose à l’y voir avec lui. Je ne sais pas de style qui ait plus de pénétration à la fois et d’envolée. C’est qu’avec la précision de son génie scientifique, Pascal