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les grands artistes classiques.

ridicules de la société polie. Le Pédant joué de Cyrano (1654) [1] est une œuvre énorme et disparate, où ressortent des parties d’excellente comédie, et notamment une vigoureuse étude de paysan niais et finaud. Le Campagnard de Gillet de la Tessonnerie (1657) est une peinture satirique de la grossièreté provinciale, dont s’égaient la cour et la ville. Il y a dans ces trois œuvres les éléments d’une comédie de mœurs, image des travers attribués à chaque classe et des ridicules sociaux : il y a dans les deux premières quelques éléments d’une comédie de caractères, largement humaine. Et n’étant point faites d’après des originaux étrangers, elles indiquaient clairement la vie contemporaine comme le modèle d’après lequel il faut travailler.

Originales ou imitées, les comédies dont nous parlons ont pour caractère commun l’énormité du comique. Des intrigues chargées, romanesques et surprenantes, des types d’une bouffonnerie chimérique, tout conventionnels, tels que le parasite, le matamore, au bien des types de la réalité contemporaine, poussés jusqu’aux charges les plus folles, une profusion de lazzi et de saillies qui s’échelonnent depuis le calembour ou l’obscénité du boniment forain jusqu’à la pointe aiguisée des ruelles, voilà la comédie de la première moitié du xviie siècle. À mesure qu’on approche de Molière, la verve est plus copieuse, mais la caricature plus truculente, plus épaisse, plus démesurée : c’est le temps de Scarron, de Cyrano, de Thomas Corneille. Le grand Corneille se distingue par sa finesse : il ne se rattache guère au comique contemporain que par l’Illusion comique. Ce comique incline à la farce : et jamais il n’est plus vivant, ni plus naïf que lorsqu’il y plonge [2].

On peut se demander comment une société qu’on se figure si délicate et si polie, a pris plaisir à de telles œuvres : mais qu’on lise Tallemant, on ne s’étonnera plus. La délicatesse est dans le mécanisme intellectuel et à la surface des manières : le tempérament reste robuste, ardent, grossier, largement, rudement jovial, d’une gaieté sans mièvrerie, où la sensation physique et même animale a encore une forte part.

Au-dessous de cette comédie subsiste toujours la farce ; et plus due du Menteur, plus que d’aucune des comédies que j’ai nom-

  1. Éditions : Œuvres de Corneille (t. I et II) ; Thomas Corneille, Scarron, Rotrou, Quinault (Paris, 1739, 5 vol. in-12), Cyrano (Paris, 1858) ; E. Fournier, recueil cité ; Viollet-le-Duc, rec. cité, t. VIII-IX ; V. Fournel, les Contemporains de Molière, 1863-1875, 3 vol. in-8. — À consulter : Brunetière, Époque du th. fr., 2e conf. Morillot, ouv. cité. Reynier, cf. p. 519. Brun, S. de Cyrano. B., 1893 ; Martineuche, ouv. cité p. 419, n. 1.
  2. Même les comiques reçoivent le ton des farceurs : le Matamore, Perrine ou Alison, Jodelet, ces acteurs pour qui les auteurs écrivaient des comédies littéraires, étaient les continuateurs des Gros Guillaume et des Turlupin.