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la poésie.

mais ils eurent Duclos, ce qui vaut mieux, et ils eurent Montesquieu ou Buffon, ce qui est considérable. Ces deux grands esprits condamnaient la poésie, parce qu’ils n’étaient pas poètes, le vers, parce que, n’étant pas poètes, ils n’en avaient pas besoin ; et ils ne voyaient autour d’eux que des gens qui versifiaient sans nécessité, qui eussent mieux fait de parler en prose.

Cependant les idées de La Motte choquaient trop les habitudes d’esprit de la bonne société, les préjugés de l’éducation et du monde, pour avoir chance d’être reçues. Il s’attira une foule de répliques, ode de M. de la Faye, épître de M. de la Chaussée, sans compter les épigrammes de J.-B. Rousseau. Mais l’homme qui gagna la cause des vers, et fit perdre la partie à La Motte, ce fut Voltaire. Voici un des plus beaux cas de l’influence de l’individu dans l’évolution littéraire. Par la séduction de son esprit, par la sincérité de sa conviction, par sa facilité brillante de versificateur, et l’éclat de ses premiers poèmes, Voltaire réduisit les théories de La Motte à passer pour des paradoxes sans conséquence.


2. LA POÉSIE SANS POÉSIE.


Le résultat est connu : les vers et les versificateurs pullulèrent ; on n’en eut pas plus de poésie et de poètes. Il n’est pas utile d’insister : cette partie de notre littérature est une partie morte ; ayons le courage d’en alléger notre exposition [1].

La raison domine dans toute cette production versifiée, et la raison d’un siècle analyseur, abstracteur, argumenteur et critique ; on ne rencontre pas un éclat de passion, pas une impression, pas une image : aucune trace fraîche enfin de la nature ou de la vie.

Les odes de La Motte s’appellent le Devoir, le Désir d’immortaliser son nom, la Bienfaisance, l’Émulation : ce sont des dissertations méthodiques, parfois ingénieuses, où la part de la poésie se marque par l’emphase, la dureté, la cacophonie, l’effort sensible pour ne

  1. J.-B. Rousseau, Œuvres lyriques, éd. Manuel, Paris, in-12 (1852), 1876. — Lebrun, Œuvres, Paris, 1811, in-8, 4 vol. — Thomas, Œuvres complètes, 1773, 4 vol. in-8. — Voltaire, la Henriade (la Ligue, Genève [Rouen], 1723, in-8), Londres, 1723, in-4 ; Discours sur l’homme, 1738 (éditions séparées), 1739 (recueil) ; Poème sur la loi naturelle, Genève, 1756, in-8 et in-12. — Bernis, Œuvres, 2 vol. in-12, 1776 et 1781. — Dorat, Œuvres complètes, 20 vol. in-8, 1764-1780. — Parny, Œuvres complètes, Paris, 5 vol. in-18. 1808. — Saint-Lambert, les Saisons, 1769. — Roucher, les Mois, 1779, 2 vol. in-4. — Gilbert, Œuvres, Paris, in-8, 1823. — Piron, Œuvres complètes, éd. Rigoley de Juvigny, Paris, 1777, 8 vol. in-8. — Delille, les Jardins, 1782 ; Œuvres, Paris, 1824, 16 vol. in-8. — Lefranc de Pompignan, Œuvres, 1784, 4 vol. in-8. — À consulter : H. Potez, l’Eléqie en France avant le romantisme, 1898. Mornet, Le sentiment de la nature en France de J.-J Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre, 1907.