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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/835

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« le mariage de figaro. »

public, la cour, le comte de Vaudreuil, la princesse de Lamballe, le comte d’Artois, la reine même. Il se lança avec une superbe confiance dans la lutte où la royauté le défiait. Il fut admirable d’activité, de persévérance, d’impudence. Ses mots, qu’on colportait, faisaient autant de mal qu’en aurait pu faire la pièce défendue. « Le roi ne veut pas qu’on la joue, disait-il, donc on la jouera. » On va la jouer sur le théâtre des Menus, quand un ordre du roi l’interdit. Mais Beaumarchais a sa revanche : le Mariage est joué chez le comte de Vaudreuil, à Gennevilliers, devant 300 personnes de la cour (1783). Enfin, après que six censeurs successifs y eurent passé, les comédiens eurent le droit de jouer la pièce dans leur nouvelle salle (l’Odéon actuel). Cette première représentation fut un délire général ; on s’écrasait aux portes du théâtre : trois personnes y furent étouffées. Le public, surchauffé, fiévreux, débordait d’enthousiasme, applaudissait également à leur entrée dans la salle le bailli de Suffren et Mme Dugazon [1]. Devant cet auditoire, tous les mots de la pièce portèrent : ce fut un succès insolent, gonflé de scandale. L’auteur fouettait énergiquement et succès et scandale : il faisait servir la bienfaisance au succès de sa comédie, qu’il poussait vers la centième, mettant en avant aujourd’hui les pauvres mères nourrices, demain une veuve d’ouvrier du port Saint-Nicolas. Le Journal de Paris relevait vertement ce mélange de charité et de réclame : Beaumarchais répondait, et derrière le gazetier il atteignait le comte de Provence, frère du roi. Cela lui faisait d’abord passer six jours à Saint-Lazare, et rendait ensuite le ministère plus coulant avec lui sur leurs règlements de comptes. Et surtout cela soutenait la comédie.

Le Barbier est une œuvre plus délicate, plus parfaite. Mais le Mariage est plus puissant, plus original. Les réminiscences abondent encore, mais fondues et perdues dans l’invention personnelle. L’action est touffue, pressée, d’un mouvement haletant et lent à fois, avec beaucoup de trépidation et de piétinement. Toute sorte de tons et de couleurs, la comédie, la farce, le drame, la satire se succèdent et se heurtent ; nous sommes cahotés de Scarron à Marivaux, de Diderot à Voltaire [2], et sur cette incohérente profusion de tous les effets et moyens scéniques, surnage toujours la personnalité de l’auteur.

  1. Cf. le récit de cette représentation dans Porel et Monval, l’Odéon, Paris, 2 vol. in-8, 1876-1882, au t. I.
  2. Voici les principaux ouvrages auxquels Beaumarchais a fait des emprunts : Scarron, la Précaution inutile ; Molière, Georges Dandin ; Sedaine, Gageure imprévue ; Rochon de Chabannes, Heureusement ; Vadé, le Trompeur trompé ; Favart, Ninette et la cour, Marivaux, la Fausse Suivante ; Voltaire, le Droit du Seigneur, etc. (cf. Lintilhac).