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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/870

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indices et germes d’un art nouveau.

est une éloquence vigoureuse, travaillée, non exempte d’emphase et de rhétorique. Il n’a été révélé qu’après sa mort : la Jeune Captive, la Jeune Tarentine furent imprimées dans la Décade et le Mercure ; les Œuvres ne parurent qu’en 1819. Le succès fut considérable, mais l’heure était passée où Chénier pouvait exercer une influence par ses propres et réelles qualités. Les vers étaient beaux : donc ils n’étaient pas classiques. Les romantiques qui se cherchaient partout des précurseurs, l’adoptèrent, et l’originalité de Chénier se fondit dans le grand courant romantique.

Il était tout le contraire d’un romantique. Il appartient au xviiie siècle, et il est tout classique, le dernier des grands classiques : ce qui a trompé sur lui, c’est qu’il était poète, en un siècle qui avait ignoré la poésie ; et c’est qu’il avait retrouvé, parmi les pseudo-classiques de son temps, le secret du véritable art classique. Le moyen âge ne l’a jamais préoccupé ; il a été indifférent même au xvie siècle : le maître où il allait étudier, c’était Malherbe ; ses modèles, c’étaient les Latins et les Grecs. Jamais homme ne fut plus éloigné de la religiosité mélancolique ou enthousiaste des Chateaubriand et des Lamartine : « athée avec délices », selon le mot de Chênedollé, le xviiie siècle dont il était n’était pas celui de Rousseau ; c’était celui de Voltaire, de l’Encyclopédie, de Buffon, le xviiie siècle irréligieux, sensualiste, et scientifique. Il appartient, par sa pensée, au même groupe que Condorcet et Volney : il a le culte et l’ivresse de la raison, et son rêve a été de donner une expression poétique aux conquêtes de la raison. Il a formé des plans de grands poèmes qui s’appelaient la Superstition, l’Astronomie, l’Amérique, l’Hermès : l’Amérique devait contenir « toute la géographie du globe » et « le tableau frappant et rapide de toute l’histoire du monde », considérée du point de vue de la tolérance et de la philosophie ; c’était un Essai sur les mœurs en vers. L’Hermès aurait exposé le système de la terre, sa formation, l’apparition des animaux et de l’homme, la vie de l’homme primitif avant la constitution des sociétés, le développement des sociétés, politique, moral, religieux, scientifique : en somme, le cinquième livre de Lucrèce, refait, agrandi, développé au moyen de l’Histoire naturelle de Buffon. Cette poésie-là, avec plus de force de pensée, plus de génie et d’art dans l’expression, n’est encore que la poésie des Delille et des Esménard : elle est essentiellement didactique, analytique, intellectuelle ; elle ne dépasse pas le ton oratoire.

Dans ses élégies, il se découvre encore le vrai fils de son siècle.

Le Chénier qu’elles nous offrent est un homme du monde, qui n’a que des sens, qui court après « le plaisir », et ne spiritualise point l’amour. Sa Camille « aux yeux noirs », sa « Julie