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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/940

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l’époque romantique.

volte-face. Il avait une redoutable faculté d’analyse, qu’il exerçait sur lui comme sur les autres : il est impossible de s’observer soi-même plus exactement, de se juger d’une vue plus nette qu’il n’a fait dans son Journal intime et dans ce roman d’Adolphe qui est un des chefs-d’œuvre du roman psychologique.

Cette clairvoyance aiguë ne lui a pas servi à mettre plus d’unité dans sa vie : mais, en dépit de ses incohérences, il avait des principes très arrêtés. Sous tous les gouvernements, depuis le consulat de Bonaparte jusqu’à la monarchie de Louis-Philippe, il apporta le même programme. Il était foncièrement individualiste : son libéralisme était une défense de l’individu contre l’État. Il voulait un gouvernement fort, pour protéger l’individu contre toutes les forces capables d’en gêner l’expansion, mais un gouvernement limité, si je puis dire, pour ne pas gêner lui-même ou opprimer l’individu. C’étaient les droits de l’individu qu’il défendait dans les principes de la Révolution, dans les libertés et les garanties octroyées par la Charte. Il mettait au service de son irréductible individualisme une parole incisive, nerveuse, volontiers insolente, dissolvante des idées et meurtrière aux personnes.

Royer-Collard [1] réservait ses coups de boutoir pour les conversations de couloir et les relations personnelles. D’un mot il décousait les réputations et les amours-propres. À la tribune, sérieux, austère, calme, il ne connaissait que les idées. Il avait débuté dans l’éloquence politique aux Cinq-Cents : le Consulat l’avait réduit au silence, et l’Empire en avait fait un philosophe. Il avait inventé le nouveau spiritualisme, philosophie oratoire, libéralisme philosophique, juste et commode doctrine bien taillée sur l’intelligence et les intérêts du bourgeois français. Cette philosophie, si cruellement analysée par Taine, éleva Royer-Collard au-dessus du niveau commun des bons orateurs, lorsque la Restauration le rendit à la vie politique. Sous la monarchie légitime, il professa la Charte avec un remarquable talent. Il avait une rare puissance de raisonnement, une clarté et une précision de termes qui rappelaient les maîtres du xviie siècle, une plénitude de développement qui saisissait les esprits ; et parfois son austère parole était illuminée de sobres images. Il ne remuait pas les passions, il n’enchantait pas

  1. Biographie : Pierre-Paul Royer-Collard (1763-1845), né à Sompuis (Marne), avocat, secrétaire de la première commune de Paris, député aux Cinq-Cents, exclu au 18 Fructidor, fut nommé en 1811 professeur d’histoire de la philosophie moderne à la Sorbonne. Il combattit l’école de Condillac et le sensualisme, et suivit Reid et les Écossais. Député de la Marne à la Chambre introuvable, élu en 1827 par sept collèges électoraux à la fois, il s’effaça après 1830. — À consulter : Vie politique de M. Royer-Collard, ses discours et ses écrits, publ. par M. de Barante, 1861, 2 vol. in-8. H. Taine, Philosophes français du xixe siècle. Faguet, Politiques et moralistes du xixe siècle., L. Séché, les Derniers Jansénistes. Spuller, Royer-Collard, 1895, in-16.