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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/965

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la poésie romantique.

à nouveau pour la transmission du sentiment et de la sensation. V. Hugo n’a pas tort, quand il donne tant d’importance à la révolution qui jetait à bas l’ « ancien régime » de la langue[1].

Toutes les conventions mondaines, d’abord, disparurent. Plus de mots bas, ignobles : tous les mots sont égaux, à la disposition de l’écrivain. Partant plus de périphrases, plus défigurés, qui cachent ou fardent la pensée. Plus de termes généraux, où elle se fond. Il n’y aura plus rien que l’expression propre, aussi intense, aussi « extrême ». aussi « locale » que possible : l’association, le groupe des mots a pour objet de manifester la particularité, l’individualité, même la singularité de l’objet. La métaphore est condamnée : à sa place vient l’image, qui n’est pas procédé d’écriture, mais façon de sentir. Car tout revient là toujours : mettre dans le style tout le concret possible. Nous pouvons saisir le résultat de l’effort romantique, nous qui aujourd’hui ne pouvons guère écrire même sur des idées, sur des matières de raisonnement, sans essayer de retenir ou de projeter dans nos mots nos sensations[2].

Au début, le parti pris de contredire et scandaliser les classiques est évident : de là des outrances, des éclats, des brutalités, des fantaisies, manifestations puériles qui sont inséparables de toute insurrection. Et avec cela, jusque dans V. Hugo, traînent pendant longtemps des lambeaux de langage classique, des oripeaux d’élégance banale ; tous, même le maître, ont peine à dépouiller ce vêtement suranné, fripé, qui se colle à leur pensée[3]. Puis tout se règle, et la transposition de la langue continue de s’opérer régulièrement, par le moyen surtout des deux tempéraments les plus livrés à la sensation : V. Hugo et Th. Gautier. Les vers, les périodes, les couplets ne sont pas rares chez eux, où les mots ne représentent plus aucune idée, absolument rien d’intellectuel, mais chez l’un des frémissements de la sensibilité, ou des perceptions de l’œil, chez l’autre seulement des perceptions de l’œil[4].

Le dernier terme de cette transformation est la conversion du mot abstrait en évocateur sensible. Il est très réel que dans la poésie contemporaine, les mots abstraits sont devenus un des moyens les plus puissants de représentation des formes de la vie[5] :

  1. Hugo, Contemplations (Réponse à un acte d’accusation).
  2. Ex. le style de Taine.
  3. Feuilles d’automne, II (la Glaneuse), XIII (au début), XVIII (au milieu). Voix intérieures, XXVIII (passim). Notez, par ex., les étoiles des chars, pour les lanternes des voitures (F. d’aut., 35).
  4. Cf. F. d’aut., 34 : par habitude, par tradition, le poète s’astreint à commencer et finir par une pensée : au reste les mots ne sont plus pour lui que des couleurs.
  5. Ils servent à accuser plus vigoureusement la qualité de l’objet, l’accident sur lequel l’artiste veut fixer notre regard. Maupassant s’est moqué du procédé qui ne doit pas se juger par l’abus (Préf. de Pierre et Jean).