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le théâtre romantique.

Diderot et par le drame bourgeois du xviiie siècle ; et pour les unités de temps et de lieu, elles manquent déjà à plus d’une pièce : souvenez-vous seulement de Beaumarchais.

Il y a même un genre qui réalise toutes les conditions requises par le romantisme : c’est le mélodrame, qui a pris un superbe essor depuis 1800. Le mélodrame ne reste « classique » que par la rectitude rapide de son action et par la grosse honnêteté bourgeoise de sa morale : au reste, par ses effets de pathétique brutal, par sa prose tour à tour triviale ou boursouflée, par le mélange des genres, par les sujets modernes ou exotiques, par l’exploitation du répertoire allemand ou anglais, il semble bien être un romantisme de la veille[1]. Aussi peut-on dire que, dès la première heure, le mélodrame guettait les romantiques : et V. Hugo s’en est avisé. Tandis qu’il s’efforce de s’éloigner de la tragédie, il prend toutes ses précautions aussi pour éviter le mélodrame, et c’est pour cela qu’il s’attache si soigneusement à conserver le vers comme une convention nécessaire, comme la convention artistique par excellence. Il garde aussi le ramassé vigoureux de l’action, la concentration qui fait du drame une crise. Ainsi V. Hugo pour Cromwell ne prend que deux jours ; deux suffisent à Dumas pour Henri III, deux à Vigny pour la Maréchale d’Ancre ; on ne saurait être plus discrètement révolutionnaire.

Artistique aussi sera la conception du drame. La foule ne demande qu’une action, les femmes de la passion. Le drame romantique offrira de plus une évocation pittoresque du passé. Avec une curiosité que ni la tragédie classique ni le mélodrame populaire ne connaissent, il fera revivre l’humanité disparue : le poète se fera historien. Il conservera à chaque personnage les marques de son individualité singulière, à chaque époque, à chaque pays les traits de leurs mœurs locales. Il montrera l’individu Cromwell, l’Individu Louis XIII, les accidents, bizarreries, difformités par lesquels s’altère en se réalisant tel ou tel type humain, plutôt que ce type pur. Il fera connaître des états précis de civilisation : Ruy Blas sera la monarchie espagnole vers 1695. Dans les Burgraves, nous aurons un rêve d’archéologue, une vision du moyen âge allemand, conçue aux bords du Rhin devant les ruines des vieux burgs. Pour la couleur locale, le poète détendra la raideur de l’action : il y coulera des scènes désintéressées de contem-

  1. L’Homme à trois visages (1801), de Pixérécourt, d’après Abellino, trag. romantique de Zschokke ; le Belvédère (1818) du même, d’après Jean Sbogar ; la Sorcière (1821) de Ducange, d’après Guy Mannering ; Trente ans ou la Vie d’un joueur (1827), du même, d’après Le 24 février de Z. Werner. Notez que les deux grands acteurs romantiques, Frederick Lemaître et Mme Dorval, sont des acteurs de mélodrame, formés par les pièces de Ducange.