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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/996

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l’époque romantique.

plation, des tableaux de mœurs sans autre but qu’eux-mêmes, comme l’étonnante conversation littéraire du temps de Louis XIII que nous inflige Hugo dans Marion de Lorme.

Mais ce n’est pas tout : le simple pittoresque n’est pas le but du poète, et l’on ne saurait se réduire, dit dédaigneusement V. Hugo, à découper tout simplement les romans de W. Scott : il songe au mélodrame encore, lorsqu’il parle ainsi. Il a toujours combattu le drame historique qui ne vise qu’à être une chronique colorée et émouvante. Le drame romantique sera l’œuvre d’un penseur : il contiendra une philosophie. L’action historique, les individus réels et connus, seront des symboles, par où il enseignera l’humanité. Ruy Blas, c’est le peuple ; la reine, c’est la femme, don Salluste et don César, les deux faces de la noblesse. Dans Angelo, Catarina, la Tisbe, c’est « la femme dans la société, la femme hors de la société », donc en deux types, « toutes les femmes, toute la femme » ; en face, deux hommes, le mari et l’amant, le souverain et le proscrit, symboles de « toutes les relations que l’homme peut avoir avec la femme d’un côté, et la société de l’autre ». Au-dessous, l’envieux (Homodéi) ; au-dessus, le crucifix. Les Burgraves sont « le symbole palpitant et complet de l’expiation » ; ils posent devant les yeux de tous une « abstraction philosophique », la « grande échelle morale de la dégradation des races ». Pour tirer l’enseignement, deux grandes figures interviennent : la « servitude », qui personnifiera la « fatalité », la « souveraineté », qui personnifiera la « Providence » ; et « la rencontre de la fatalité et de la Providence » sera la crise du drame.

Entre l’individualité historique et le symbolisme philosophique disparaît la psychologie, l’étude des caractères généraux, vrais et vivants. C’était le fort du théâtre classique du xviie siècle ; et l’on peut dire que le squelette du drame romantique sera la maigre tragédie voltairienne, avec sa sèche et conventionnelle psychologie, avec ses raides abstractions et ses simplifications excessives, étoffée seulement, rembourrée et masquée à force d’érudition historique et de prétentions philosophiques.

Ces deux éléments, au reste, suffisent pour faire éclater le cadre étroit du poème dramatique. Le drame devient quelque chose d’énorme, de gigantesque, d’encyclopédique : l’homme, la femme, tout un siècle, tout un climat, toute une civilisation, tout un peuple, voilà le simple contenu d’Angelo. Et voici les Burgraves : « l’histoire, la légende, le conte, la réalité, la nature, la famille, l’amour, des mœurs naïves, des physionomies sauvages, les princes, les soldats, les aventuriers, les rois, des patriarches comme dans la Bible, des chasseurs d’hommes comme dans Homère, des Titans comme dans Eschyle, tout s’offrait à la fois à