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LE LIVRE D’UN PÈRE.


Et vous, sur ces hauts lieux, vous campez jour et nuit,
Mères ! et vous gardez ce sang pur de mélange,
Et sous vos fronts pensifs un rêve se poursuit,
Rêve obscur commencé près des sources du Gange.

Nos hivers ont en vain neigé sur vos flancs roux ;
Fécondes à jamais, calmes, intarissables,
À l’ombre du palmier, du cèdre ou de l’érable,
Vous livrez aux humains votre lait, sans courroux

Dociles à l’enfant comme au bouvier rigide,
Sans offenser sa main, vous y mangez le sel.
Mieux qu’un long frêne armé de l’aiguillon cruel
Vers le champ du labour son frêle osier vous guide :

Car l’homme, ingrat et dur, à vos fronts résignés,
Impose un joug barbare et de lourdes misères ;
Vous aussi vous creusez votre sillon, ô mères !
Près des bœufs haletants et de sueur baignés.

Vous que l’antique Asie entourait de son culte,
Qui dormiez au désert près de ses doux penseurs,
Ces Brahmes pleins d’amour qui préservaient d’insulte
Tout arbre comme un frère, et vous comme des sœurs !

Vous fûtes des vieux rois l’orgueil et l’opulence ;
Nous vivons tous, encor, de vos bienfaits obscurs,
Des trésors de vos flancs répandus en silence ;
Le sage honore en vous la source des biens purs.

Tandis que notre sang se corrompt dans les villes,
Que nous changeons de soifs, d’ivresse et de douleurs,