Aller au contenu

Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/53

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
51
L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

d’où l’on pouvait aspirer à autre chose ?

Étienne s’était repris à redorer ses rêves… Avec une compagne aussi accomplie qu’Alberte, il saurait bien devenir plus qu’un simple chroniqueur… Le champ était si vaste qui s’ouvrait devant lui : la politique, les œuvres sociales, ces grands mouvements de renaissance ou du moins, de réveil national…

Deux fois la semaine, il prenait le train pour Saint-Hyacinthe où, impatiente et fébrile, Alberte l’attendait. Et c’était alors de bonnes et douces causeries au cours desquelles les amoureux se dévoilaient de nouveaux recoins de leurs cœurs et dont ils sortaient plus tendrement épris.

Madame Normand aimait trop son fils et surtout, elle était trop intelligente pour n’avoir pas accepté de gaieté de cœur l’anéantissement des projets d’avenir qu’elle avait conçus pour son fils. Fidèle à sa promesse, elle avait accueilli Alberte avec une effusion toute maternelle. Comment d’ailleurs, n’aurait-elle pas pu lui être reconnaissante devant le bonheur de son fils ?

De son côté, l’industriel jubilait. Ce mariage répondait amplement au concept qu’il se faisait de la vie, dans laquelle on doit éviter toute complication inutile, que l’on doit laisser diriger par les impulsions du cœur et non pas de futiles considérations de convenances, la crainte des préjugés et du qu’en dira-t-on. Quant à Ghislaine, devant ce qu’elle considérait un peu comme son œuvre, elle était aux anges.

Les semaines, longues pour les fiancés, s’écoulaient bien rapidement, trop rapidement même pour les orphelins de la rue Concorde… ils comptaient maintenant les jours les séparant de la date fatale où leur petite sœur les quitteraient… Ce serait si triste quand elle ne serait plus là !

Mais devant Alberte, ils se gardaient de toute allusion à leur prochaine solitude, ils la voulaient toute à son bonheur. Et ce bonheur était si beau qu’il y aurait eu crime à l’assombrir.

— Sais-tu ce que m’a appris Monsieur Normand, cet après-midi, petite sœur ?

— Quoi donc encore ? Depuis que notre mariage est décidé, ce bon Monsieur Normand ne cesse de me combler.

— Il vient d’acheter, pour son fils et pour toi, un magnifique cottage, à Outremont.

— Que je suis heureuse ! Et tu sais, je veux que ta chambre et celle d’Ovila soient toujours prêtes pour vous recevoir. Vous viendrez souvent me voir, n’est-ce pas ?

— Bien souvent ma chérie. Et d’ailleurs, comment pourrions-nous demeurer longtemps sans te voir ?

— Et tu sais, Étienne veut absolument que, même loin de vous, je n’en continue pas moins à contribuer aux frais de notre foyer. Il m’a fait promettre que le collège d’Ovila demeurerait à sa charge. Tu comprends que je n’ai pas osé refuser.

— Bonne petite sœur ! Mais avoue que si ton fiancé a exigé cette promesse, tu lui en as bien un peu inspiré la demande ?

— Oh ! si peu ! Si tu savais comme il est tendre et prévenant, comme il sait deviner tous mes désirs ?…

Enfin, le grand jour arriva où Mademoiselle Alberte Dumont, l’orpheline pauvre, simple contremaîtresse d’une usine de pâtes alimentaires, devint, par le seul mérite de ses grands yeux, le charme de sa personne et surtout, le prestige de son âme chaste et pure, l’épouse du journaliste éminent, Étienne Normand, le plus riche héritier de la ville de Saint-Hyacinthe.

La cérémonie fut célébrée dans la plus stricte intimité. Pour cette circonstance, le bon Père Eugène, suivant sa promesse, était venu de Québec, et c’est lui qui avait, de sa main paternelle, fait descendre du ciel la bénédiction nuptiale sur les nouveaux époux.

« Encore un de mes enfants sur le chemin du vrai bonheur terrestre », ne put-il pas s’empêcher de se rendre le témoignage, en enlevant ses habits sacerdotaux. « Je vous remercie, mon Dieu, d’avoir été quelque peu l’instrument de l’édification de ce nouveau foyer où votre saint nom sera béni ! »

Immédiatement après la célébration, les époux partirent en automobile, cacher leur bonheur dans la vieille demeure familiale de Saint-Judes, suivant le désir qu’en avait exprimé Alberte.

Par acquit de conscience, Étienne avait bien proposé le fastidieux voyage de noces. On irait visiter les chutes Niagara ou bien le Saguenay et même Atlantic City ; mais la jeune femme lui avait répondu, câline : « Non, pas à présent… plus tard, quand notre intimité sera plus complète, nous irons, si vous le désirez, faire de beaux voyages, visiter les coins riants de notre pays ; mais plus tard, beaucoup plus tard… Aujourd’hui, je vous veux tout à moi, loin des regards inquisiteurs…

— Ma petite Alberte, vous êtes divine ! Oui, vous avez raison, pourquoi aller gâcher ainsi notre bonheur ? Mais encore, où aller ?

— Vous me conduirez dans cette vieille demeure où ont vécu tant de générations des vôtres. C’est sous le toit qui a abrité leurs joies et leurs chagrins que je désire voir se lever l’aube de notre vie commune.

— Oui ! c’est bien cela… Quand le prêtre aura uni nos destinées, je vous enlèverai comme un avare, son trésor ; j’irai vous cacher dans la chaumière des Normand. C’est là, dans le calme et le recueillement, que nous déverserons le trop plein d’affection et de câlinerie dont nos cœurs regorgent, loin des bruits, de la vie factice, seuls tous deux, ivre de notre solitude que l’amour seul saura peupler, abîmés en notre commun bonheur !

Tout le monde était réuni près de l’auto qui allait dans quelques instants emmener les heureux époux, on causait, on riait, on pleurait même.

— Mon cher Étienne, dit le minotier, en pressant avec affection la main de son fils, tu ne joues pas franc jeu. Tu viens visiter mon usine, je te laisse toutes libertés et voici que tu m’enlèves une contremaîtresse que j’espérais y voir s’éterniser… Que feront mes pauvres ouvrières ?

— Et moi, que ferais-je sans elle, papa ?

— L’usine sera bien triste…

— Consolez-vous, Monsieur Normand, dit