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Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/54

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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

la nouvelle épouse, en aparté, elle n’y perdra rien, je vous en donne ma parole.

— Que voulez-vous dire, ma fille ?

— Aujourd’hui, ce n’est qu’une contremaîtresse qu’il vous enlève, bientôt, c’est un collaborateur, un futur chef que j’y ramènerai.

— Puissiez-vous dire vrai !

— Ce que femme veut…

— Que vous dites-vous donc en secret ? N’oubliez pas, père, que je suis affreusement jaloux… et vous, madame mon épouse, est-ce ainsi que vous concevez le mariage ? Avoir un secret pour son mari à peine une heure après le sacrement !

— Je lui disais de t’aimer toujours de tout son cœur.

— Et moi, je lui répondais que la recommandation était inutile.

— Pour plus de sûreté, je vais vous enlever sans plus de délai, dit le jeune homme souriant, en aidant son épouse à monter dans la voiture.

Ce fut alors autour de l’auto une mêlée générale. Tous voulaient embrasser les nouveaux époux avant leur départ, les vœux de bonheur, les rires joyeux, les exclamations les plus diverses arrivaient confus aux oreilles des voyageurs ahuris. Étienne mit la voiture en mouvement, suivit lentement l’allée qui conduisait au chemin, vira à gauche, et, bombardés de confettis, les heureux mariés filèrent sur la rue Girouard.

Quelques instants encore, les invités purent suivre leur fuite sous le dôme verdoyant ; mais, comme par sortilège, cette vision même s’évanouit à la courbe voisine.

Lentement, la foule des invités et des curieux se dispersa.

Il ne restait plus maintenant que deux invités auprès de la famille Normand. Un jeune homme, très élégant causait avec Ghislaine et un autre, un peu plus âgé, tenant compagnie aux parents du mari.

— N’est-ce pas le Docteur Durand qui cause avec vos parents, Ghislaine ?

— Mais certainement, Jean, ne le connaissez-vous pas ? C’est le plus intime ami d’Étienne.

— Je me rappelle vaguement l’avoir rencontré quelquefois. C’est un fameux original, paraît-il.

— S’il faut en croire mon frère, c’est un homme qui a son franc parler. Voulez-vous que je vous le présente ?

Cela me ferait grand plaisir ; mais auparavant, je voudrais profiter de ces quelques moments qui nous restent à passer ensemble et aussi, vous demander si le spectacle du bonheur de votre frère…

— Inutile de dire un mot de plus, mon cher Jean, je sais ce que vous allez me demander. Avec la même franchise que j’ai mise à vous répondre avant ce jour, je dois vous dire aujourd’hui que vous êtes l’être au monde que j’aime le plus avec mes parents et mon frère, que si jamais je devais me marier, je ne voudrais pas avoir d’autre mari que vous ; mais que des circonstances tout à fait indépendantes de ma volonté et de mon cœur m’interdisent pour le moment du moins de songer au mariage. Plus tard, peut-être, la vie se chargera d’aplanir les difficultés aujourd’hui existantes et je vous avoue même que le mariage de mon frère est de bon augure. Lorsque ces circonstances seront modifiées, si vous êtes encore libre, je serai heureuse de devenir votre femme ; mais…

— Et comment saurai-je ?

— Votre cœur vous le dira. Allons retrouver mes parents et que je vous présente au Docteur.

Les deux amoureux abordèrent l’autre groupe.

— Monsieur Durand, je vous présente Monsieur Jean Roy, pharmacien de Montréal, un ami d’enfance.

— Je vous avoue, Monsieur, que vous n’êtes pas un étranger pour moi. Mon ami Étienne m’a si souvent parlé de vous… Retournez-vous à Montréal cet avant-midi.

— Je vais prendre le prochain train.

— Nous allons donc faire route ensemble ; mais nous n’avons que le temps de nous rendre à la gare.

— Voulez-vous que je vous y conduise en auto ?

— Ne vous dérangez pas, Mademoiselle. Après ces émotions diverses, une bonne marche nous sera salutaire, n’est-ce pas, Monsieur ?

— Je suis tout à fait de votre avis, répondit le pharmacien en serrant affectueusement la main de Monsieur Normand. Au revoir, Monsieur et Madame. Nous faites-vous un bout de conduite, Ghislaine ?

— Un tout petit bout, papa et maman sont tellement seuls, maintenant.

— Sais-tu ce que m’a promis Alberte ? dit à sa femme le minotier quand ils furent seuls.

— De rendre notre fils heureux… Je n’ai aucune crainte à ce sujet…

— Bien plus, elle m’a promis de nous le ramener un jour, de le ramener ici, avec nous, à la tête de l’usine que nous avons édifiée de nos labeurs, de le persuader à revenir prendre sa place à mes côtés et plus tard, quand je ne serai plus, à continuer l’œuvre de ma vie…

— Ce serait beau, bien beau… et cependant… avons nous le droit de lui demander d’abandonner ainsi le sentier qu’il s’est lui-même tracé ? Devons nous laisser parler notre égoïsme ? Trouvera-t-il ici l’emploi de son intelligence ?

— Et pourquoi pas ?

— Notre tâche à nous est ingrate, monotone, terre à terre…

— Terre à terre, dis-tu ? Et où prends-tu le terre à terre dans l’œuvre magnifique de vie et de bataille que nous avons réussi à créer, pour laquelle nous avons sacrifié nos belles années de jeunesse ? Monotone ! Parce qu’il y est question de piastres et de sous, parce que nous livrons notre combat sur le terrain commercial et non purement intellectuel, parce que chez nous, la vie est positive, que son but immédiat s’adresse apparemment au corps et non à l’âme et à l’intelligence ? Mais oublies-tu, ma chérie, ce qu’est dans la vie économique et morale d’un peuple ce pain dont nous sommes en quelque sorte les artisans ? Le pain qui donne