Page:Larivière - La Villa des ancolies, 1923.djvu/71

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s’habiller et qui, par un raffinement de perversité, feront éclater leurs capsules lorsque leurs fruits seront mûrs et les dissémineront au loin avant que ceux qui les ont semés ne puissent les cueillir. Vous vous émerveillez devant ce massif d’œillets géants ? Coquettes encore que ces fleurs, coquettes et mauvaises mères. Leurs étamines, au lieu de supporter des antennes chargées de pollen, se sont contorsionnées en pétales et l’embryon du pistil sera stérile. Autrefois, je voyais toutes ces merveilles avec mes yeux d’enthousiaste ; depuis que vous m’avez condamné à être un homme positif, j’en suis réduit à ne voir de beauté que dans les fleurs de blé, d’avoine, d’orge, de maïs et de pommes de terre.

— La transformation est grande en effet, moi qui vous surnommais jadis « mon poète. »

— Oui, du temps où je vous écrivais des vers… C’était le bon temps alors, les jours d’enthousiasme, d’idéal, de conceptions grandioses, de projets dorés… Aujourd’hui, j’en suis à la réalité. Entre le rêve et sa réalisation, il y a bien loin. Pour accomplir la tâche quotidienne, pour vaincre les obstacles de chaque jour, surmonter les difficultés, parer aux fréquents insuccès, il faut reléguer au deuxième plan le rêve et la poésie. La lampe n’est pas encore complètement éteinte la mèche a de temps en temps des velléités de revenir à la surface, de laisser courir sa flamme ; alors je ferme les yeux, j’évoque votre jolie figure mignonne, votre doux sourire, je me répète bien fort : « Travaille, mon vieux, si tu veux la mériter », et la petite flamme vacille, s’étiole, redevient infime et moi, je redeviens un positif, un cœur sec, un des mille concurrents dans la course vers le succès… Mes pauvres vers naïfs… comme ils sont loin déjà !

— M’en avez-vous assez bombardée durant votre stage au bureau !

— J’y mettais toute la sincérité de mon âme.