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XXII
PRÉFACE.

elle va si loin qu’elle ne sait plus où elle est, ni ne trouve plus où s’asseoir. » C’est là, certes, un aveu dépouillé d’artifice, et s’il fallait le prendre au pied de la lettre, on n’en aurait jamais fait un plus écrasant pour la philosophie. Forte pour détruire, impuissante pour édifier ; voilà, en dernière analyse, ce qu’elle devient entre les mains de Bayle, voilà à quel rôle l’illustre réfugié la fait descendre dans son Dictionnaire historique et critique. Mais prenons ici la défense de Bayle contre lui-même : il vivait à une époque d’ébranlement, et son dictionnaire est un des plus glorieux précurseurs de 89, qui devait déblayer le sol de ruines accumulées, pour y jeter, en ciment indestructible, en béton plus dur que le diamant, les fondations d’un édifice dont les assises s’élèvent chaque jour, et qui n’attend plus que le dernier étage dont aucune force ne saurait arrêter le couronnement.

Un ouvrage qui a été traduit dans presque toutes les langues de l’Europe et qui tient une si large place dans l’histoire de la critique philosophique a dû nécessairement être apprécié par un grand nombre d’écrivains d’élite. Mentionnons pour mémoire le chapitre du Lycée de La Harpe, l’étude écrite sur Bayle par M. Sainte-Beuve (Revue des Deux-Mondes, 1836), celle de M. Damiron (Mém. de l’Acad.  des sc. m. et p.), et enfin celle de M. Lenient (Paris, 1855, un vol.). À l’article Pyrrhon de l’Encyclopédie. Diderot parle de son devancier en ces termes : « Bayle eut peu d’égaux dans l’art de raisonner, peut-être point de supérieur. Personne ne sut saisir plus subtilement le faible d’un système ; personne n’en sut faire valoir plus fortement les avantages ; redoutable quand il prouve, plus redoutable encore quand il objecte ; doué d’une imagination gaie et féconde, en même temps qu’il prouve, il amuse, il peint, il séduit. Quoiqu’il entasse doute sur doute, il marche toujours avec ordre : c’est un polype vivant qui se divise en autant de polypes qui vivent tous ; il les engendre les uns des autres. Quelle que soit la thèse qu’il ait à prouver, tout vient à son secours, l’histoire, l’érudition, la philosophie. S’il a la vérité pour lui, on ne lui résiste pas ; s’il parle en faveur du mensonge, celui-ci prend sous sa plume toutes les couleurs de la vérité : impartial ou non, il le paraît toujours ; on ne voit jamais l’auteur, mais la chose. » Palissot, ennemi déclaré des philosophes du XVIIIe siècle, cherche à faire sortir Bayle de leurs rangs. « Non, dit-il, ce grand homme n’est pas un de leurs coryphées. Le doute méthodique de Bayle fait sentir la nécessité d’une révélation, nécessité qu’il établit partout sur l’insuffisance et l’incertitude de nos lumières naturelles. » Bayle presque transformé en Père de l’Église ! voilà, certes, une canonisation à laquelle il ne s’attendait guère. « Nos moyens de connaissance sont insuffisants, dit Bayle ; donc nous ne pouvons croire à rien d’une manière absolue. » Pour Palissot, la conséquence rigoureuse de ce raisonnement est celle-ci : Nos moyens de connaissance sont insuffisants ; donc nous devons croire à ce que nous ne pouvons ni connaître ni comprendre. Il y a des gens qui ont le talent de prendre toujours les choses par leur beau côté. Cela nous rappelle cet homme que son voisin accablait d’injures, l’appelant voleur, usurier, fripon, et qui lui répondait fort tranquillement : « Vous avez toujours le petit mot pour rire. »

Revenons au sérieux : M. Victor Leclerc nous y ramène par cette page excellente sur Bayle : « L’auteur du Dictionnaire critique suit presque la même marche que Montaigne : il prend une opinion, et, la montrant sous toutes ses faces, il la détruit ; il élève tour à tour objections contre objections, doutes contre doutes ; ici, il discute avec la véhémence et la solidité des meilleurs dialecticiens ; là, des anecdotes plaisantes ou malignes viennent égayer ou appuyer ses preuves : quand il vous a enveloppé d’incertitudes, tirez-vous de ce labyrinthe, il vous y laisse. Comme Montaigne, il se rit de l’homme présomptueux qui veut tout savoir, et lui apprend qu’il faut douter. Il a sa pénétration, son jugement, son adresse. Quelquefois il paraît aussi converser avec son lecteur ; il ne dédaigne pas ces petits détails qui nous plaisent toujours, parce qu’ils nous font connaître l’homme ; il se familiarise, il badine ; mais c’est ici qu’on remarque son infériorité. Son style, quoique libre et spirituel, n’a pas la légèreté, la concision, ni surtout l’énergie de celui des Essais. »

En terminant cette étude, citons encore une fois Voltaire, dans sa Lettre sur le Temple du Goût ; il revient ici d’autant plus à propos qu’il nous fournit une conclusion un peu sévère, mais fort spirituelle : « M. de… me disait que c’était dommage que Bayle eût enflé son dictionnaire de plus de deux cents articles de ministres et de professeurs luthériens et calvinistes ; qu’en cherchant l’article César, il n’avait rencontré que celui de Jean Césarius, professeur à Cologne ; et qu’au lieu de Scipion, il avait trouvé six grandes pages sur Gérard Scioppus. De là on concluait, à la pluralité des voix, à réduire Bayle en un seul tome dans la bibliothèque du Temple du Goût. »

Le Dictionnaire historique et critique a été réimprimé un grand nombre de fois. La première édition parut en 1696, en deux volumes in-folio. Celle que l’on aime surtout à consulter est due à M. Beuchot et comprend seize volumes in-octavo (1820-1824). Non-seulement elle a un format plus commode que les précédentes, mais elle renferme d’importantes additions.

Nous avons donné à cette étude une étendue qui paraîtra peut-être trop considérable ; mais on nous le pardonnera, si l’on considère que le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle regarde le Dictionnaire historique et critique comme un de ses plus glorieux ancêtres. C’est ainsi que, dans un autre ordre d’idées, personne n’a songé à reprocher au géant de Sainte-Hélène d’avoir parlé longuement, dans son Mémorial, de César, d’Annibal et d’Alexandre.

Nous avons aussi appuyé à dessein sur le reproche d’obscénité et de crudité dans les expressions, formulé contre Bayle : c’est