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reux et si heureux tour à tour. Plus tard, Robinson retourne dans son île pour y revoir la petite colonie qu’il y a laissée, et revient définitivement en Angleterre après une seconde absence de dix ans. « L’amour des voyages, dit—il en terminant, n’est pas encore éteint en moi ; mais je suis convaincu que le repos et une vie paisible peuvent seuls donner le bonheur ; le souvenir de mes infortunes et des scènes si variées dont j’ai été témoin ajoute au plaisir que j’éprouve en me voyant de retour dans ma patrie. Devenu sage a soixante-douze ans, il est temps que je me prépare à un voyage plus long que ceux que je viens de décrire. >

L’art entre pour une faible part dans ce récit tout rempli et comme bourré de faits, et précis comme un livre d’histoire. La statistique, la géographie et l’hydrographie de l’île sont données-avec tant d’exactitude que le lecteur est tenté de prendre un atlas et de dessiner lui-même une petite carte de l’endroit. « Il semble, dit M. Taine, qui a si curieusement étudié ce livre, que l’auteur ait fait les travaux de son Robinson, tant il les décrit exactement, avec les nombres, les quantités, les dimensions, comme un charpentier, un potier ou un matelot émérite. On n’avait jamais vu un tel sentiment du réel, et on ne l’a point revu. »-L’éditeur, disent les vieilles éditions de Robinson-, croit que ce livre est une vraie histoire de faits. Du reste, on n’y voit aucune apparence de Action. » C’est là, en effet, tout le talent de Daniel de Foe, et de cette façon ses imperfections mêmes lui servent ; son manque d’art devient un art profond ; ses négligences, ses répétitions, ses longueurs contribuent àl’illusion ; on ne peut pas objecter que.tel détail, si petit, si vulgaire, soit inventé ; Un inventeur l’eût supprimé j il est trop ennuyeux pour qu’on l’ait mis exprès ; l’art choisit, embellit, intéresse ; ce n’est donc point l’art qui a mis en ordre ce faisceau d’incidents ternes et vulgaires, c’est la vérité. Robinson a en outre un autre mérite : c’est de nous —donner l’image parfaite du caractère, non d’un peuple, mais d’une race : Robinson est anglosaxon par excellence, il en a les défauts et les qualités ; c’est la photographie morale de3 Anglais et des Américains. Enfin ce livre est peut-être, de tous les livres de fiction qu’on met entre les mains des enfants, le plus intéressant, le plus moral et le plus instructif. On sait que c’est le seul dont J.-J. Rousseau permette d’abord la lecture a son Emile. « Puisqu’il nous faut absolument des livres, dit-il, il en est un qui fournit, à mon gré, le

Ïilus heureux traité d’éducation naturelle. Ce ivre sera ie premier que lira mon Emile ; seul il composera longtemps toute sa bibliothèque,

et il y tiendra toujours une place distinguée. Il sera le texte auquel tous nos entretiens sur les sciences naturelles ne serviront que de

commentaires. Il servira d’épreuve, durant nos progrès, à l’état de notre jugement1 ; et, tant que notre goût ne sera pas gâté, sa lecture nous plaira toujours. Quel est donc ce merveilleux livre î Est-ce Aristoteî esVce Platon ? Non : c’est Robinson Crusoë.

Le plus grand charme des Aventures de Robinson consiste dans la naïveté singulière des récits, — des réflexions, et, en général, du style. Le seul reproche qu’on puisse faire à 1 auteur, c’est de n’avoir pas su s’arrêter au moment où Robinson cesse d’être seul, ou au moins lorsque l’éducation de Vendredi est terminée, et d’avoir ajouté à sa délivrance un supplément, un appendice presque ennuyeux, composé d’événements vulgaires. Rousseau va plus loin : se plaçant à un point de vue trop exclusivement moraliste, et dédaignant tout ce qui contribue a la vraisemblance, à la réalité de la fiction, il voudrait que l’auteur eut supprimé tout ce qui précède l’arrivée de Robinson dans son lie, comme inutile au développement de l’idée philosophique de l’œuvre. Mais comment l’immortel auteur A’Emile n’at-il pas vu que Robinson n’eût plus été que le héros didactique d’un essai, d’une étude incapable de passionner les esprits et d’y produire cette forte impression qui ne peut naître que de la puissance de l’illusion ? Daniel de Foë na pas voulu tracer une froide esquisse, mais une œuvre vivante ; il a voulu donner une série d’aventures qui se déduisissent logiquement les unes des autres, en prenant pour point de départ un caractère, original sans doute, mais qui se rattachât profondément aux mœurs anglaises. Il nous peint la naissance, tes premières années de son héros ; il nous fait assister au développement graduel de cette nature inquiète et aventureuse ; il s’identifie avec lui et cela d’une manière si naïve, si sincère qu’il semble impossible que Robinson soit uné création purement imaginaire, et qu’il n’ait pas eu un type sur lequel l’auteur l’a savamment modelé. Les ennemis, ou plutôt les envieux de Foë — et l’on sait que le.talent n en manque jamais — ont prétendu qu’il avait calqué son livre sur le récit des aventures d un matelot, nommé Alexandre Selkîrk, qui, après avoir passé quatre ans et quatre mois dans l’Ile de Juan Fernandez, aurait été ramené en Angleterre, en 1709, par le capitaine Rogers. Plusieurs narrations de son séjour dans cette île auraient même été déjà put liées, lorsque de Foë, l’observateur positif et l’écrivain réaliste par excellence, transforma ces matériaux incomplets en une histoire palpitante de vérité et restée à jamais populaire. Tout cela peut être vrai ; mais en quoi le mérite de l’auteur s en trouverait-il diminué ? Est-ce que Virgile,

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est-ce que La Fontaine et Molière ont moins de droit à notre admiration parce qu’ils ont extrait quelques parcelles d’or du fumier d’auteurs pour la plupart obscurs et inconnus ? Eh bien, amére dérision 1 ce livre, qui a fait la fortune d’une foule de libraires, que tout le monde connaît, oui a été lu et relu dans les cuisines comme dans les salons, dans les fermes comme dans les châteaux, sur le pont des navires, dans les plantations de l’Amérique et jusqu’au fond des déserts de Botany-Bay, ce livre dont l’intérêt ne s’affaiblira jamais, parce que c’est l’homme même, et non pas un homme qui est en scène, resserré dans les étroites proportions d’un individu vulgaire, Robinson Crusoë faillit ne pas trouver créditeur, et, de guerre lasse, son auteur le vendit pour io livres sterling, 250 fr. Mais. Daniel de Foe pouvait du moins, dans cette disgrâce, se consoler par l’exemple d’un illustre prédécesseur : Milton avait été obligé de vendre au rabais son Paradis perdu, qu’un éditeur de Londres lui acheta pour 30 livres sterling, croyant faire une œuvre pie et rendre service à un pauvre homme... Pourquoi aussi Milton et de Foe s’avisaient-ils d’écrire une œuvre de génie ? Que ne faisaient-ils un vaudeville, avec des couplets égrillards ? ils se fussent enrichis’. Terminons cet article par quelques appréciations empruntées à nos meilleurs écrivains : « Cet homme, dit M. de Broglie, élevé au milieu des ressources de la civilisation, jeté sur une plage abandonnée, mais fertile pourtant, dans la pleine maturité de ses forces " ~" ne lui

±. r, des conditions à

peine supportables, une vie assez précaire ? C’est dans cette lutte même que consiste l’intérêt du livre. Encore l’auteur est-il obligé, pour mener l’hypothèse à bonne fin, d’appeler h son aide un grand vaisseau échoué sur la côte, et où se trouvent en abondance des provisions, des armes, du fer travaillé, des instruments de toute sorte, en un mot tous les produits d’une industrie avancée. Sans cet auxiliaire, qui joue un grand rôle dans l’histoire, l’ingénieux Robinson serait mort en moins d’une semaine sur le seuil de son royaume. •

« Une grande idée philosophique, dit M. Ph. Chasles.se trouve au fond de ce livre ; l’homme, jeté seul dans la création, en face de la nature et de Dieu, dompte l’une, adore l’autre, et se suffit à lui-même. Nul sermon ne fut jamais aussi moral que Robinson Crusoë. Quel livre, en dramatisant les angoisses de la solitude, a mieux fait ressortir les nécessités de l’état social, a mieux prouvé la beauté et la grandeur des arts mécaniques, éclatants témoignages du génie humain 1 Jamais roman ne fut moins roman. Tout paraît vrai : incidents, conversations, personnages, rien n’est fardé, rien ne joue faux ; c’est un trompe-l’œil parfait. Où est la vanité de l’auteur ? Qu’est devenu le romancier ? Il nous force à la croyance aveugle, il nous enchaîne à la foi implicite. Un livre de loch n’est pas plus minutieux ; l’inventaire est exact ; rien n’y manque... »

M. Taine a, de son côté, parfaitement caractérisé le talent du romancier et la valeur morale de son récit. « Jamais, dit-il, l’art ne fut l’instrument d’une œuvre plus morale et plus anglaise. Robinson est bien de sa race et peut l’instruire encore aujourd’hui. Ha cette force de volonté, cette fougue intérieure, ces sourdes fermentations d’imagination violente qui jadis faisaient les rois de la mer, et qui auj ourd’hui font les émigrants et les squatters... L’application et la fatigue de la tête et des bras occupent ce trop-plein d’activité et de forces ; il faut que cette meule trouve du grain à moudre, sans quoi, tournant dans le vide, elle s’userait elle-même. Il travaille donc tous les jours et tout le jour, à la fois charpentier, rameur, portefaix, chasseur, laboureur, potier, tailleur, laitière, vannier, émouleur, boulanger, invincible aux difficultés, aux mécomptes, au temps, à la peine... Quand il veut se retirer du désespoir, il dresse impartialement, « comme un comptable. ■ le tableau de ses biens et de ses maux, et le divise en deux colonnes, actif et passif, article contre article, en sorte que la balance est à son profit. Son courage n’est que l’ouvrier de son bon sens... Désormais pour lui la vie spirituelle s’ouvre. Pour y pénétrer jusqu’au fond, le squatter n’a besoin que de sa Bible ; il emporte avec elle sa foi, sa théologie et son culte... •

Les Aventures de Robinson Crusoè ont été traduites dans toutes les langues et réimprimées une multitude de fois. L’immense popularité dont jouit ce livre a inspiré d’autres Robinsons, tels que le Robinson suisse, le Robinson de douze ans, e Robinson américain, etc., qui ne sont pas dépourvus d’intérêt, et qui nous montrent également la lutte de l’homme isolé ou d’une famille contre la nature ; mais ils doivent surtout leur succès à l’illustre parrain qui leur a donné son nom. Enfin, il a paru, en janvier 1863, un ouvrage intitulé les Vrais Robinsons, par MM. Victor Chauvin et Ferdinand Denis. C’est, comme l’indique le titre, un récit attachant, dramatique, tiré de VHistoire des Voyages, et où sont reproduites les aventures, les souffrances de ces malheureux naufragés qui ont vécu plus ou moins longtemps sur des plages désertes. Voici les titres des principaux chapitres qui composent cet ouvrage : Anna d’Arfet et Maoham à Madère ; Alonzo Cuaco ; Pedro Serrano ; Marguerite de Roberval sur l’île de la Demoiselle ; Hans Staden de Homberg ; Léguât et ses

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, compagnons, Robinsons volontaires à l’Ile I Rodrigue ; Selkirk : le Père Crespel, religieux | de l’ordre des Récollets, au Labrador ; le Soldat de Malplaquet ; les Quatre matelots russes, au Spitzberg ; le Capitaine Viaud- Doua-Tara ; Adams et les révoltés de la Bounty à l’île Pitçaîrn ; Lesquin de Roscoff aux lies Crozet ; Mis’tress Anna Fraser, sur un banc de corail, dans les mers de la Nouvelle-Hollande ; les Naufragés de la Delphine ; Gaëtano Osculati dans une île de la Cosanga ; Charton et Lavigne aux îles Galapagos ; MméAdeline Wilson ; le Suroc sur l’îlot Mellish, etc.

— Littér. Cette situation d’un homme isolé du reste du monde pendant plus de vingt ans, était trop frappante pour ne pas tomber dans le domaine de la littérature et y devenir l’objet de fréquentes allusions, ainsi que diverses autres particularités du livre :

« Sur quel fonds l’homme, tel que nous le supposons, va-t-il prendre sa nourriture ? Et quand on songe que ce n’est point à se nourrir seulement qu’il doit penser, mais à vêtir son corps, mais à se préparer un abri contre les intempéries de l’air, mais à se préserver de mille autres dangers et à satisfaire à mille autres besoins, l’imagination reste confondue de la tâche qu’avait à remplir l’homme laissé seul aux prises avec la nature. L’histoire de Robinson dans son île, qui a amusé notre enfance, nous en donne à peine une idée. « De Broglie.

« La foule, le mouvement prodigieux d’Amsterdam, favorisaient la solitude de Swammerdam. Ces Babylones du commerce sont pour le penseur de profonds déserts. Dans ce muet océan d’hommes d’une activité mercantile, au bord des canaux dormants, il vivait à peu près comme Robinson dans son île. » Miohelet.

« Oui, mon cher ami, voilà trois mois que je suis à Paris, dans le quartier le plus populeux et le plus bruyant, cloué sur le lit de sangle d’un cabinet d’hôtel, au cinquième étage ; je ne vois, je ne reçois personne, et je suis seul, mille fois plus seul, dans cette Babylone de deux millions d’âmes, que Robinson dans son île. » Revue de Paris.

« Le propriétaire, comme un Robinson dans son fie, écarte à coups de pique et de fusil le prolétaire que la vague de la civilisation submerge, et qui cherche à se prendre aux rochers ’ de la propriété. » Proudhon.

« Le siècle a beau s’évertuer à équarrir le bois, à scier la pierre, à fouiller le sol, ces occupations ne le posséderont jamais tout entier. Quel qu’il soit, l’homme sur la terre ressemblera toujours à -Robinson dans son île déserte : tout ce qu’il fait de ses mains aboutit à se creuser un canot pour en sortir. »

Qotnbt.

« La voiture arrivait à la hauteur de la porte Saint-Martin, et Fougas, la tête à la portière, continuait à préparer son improvisation, lorsqu’une calèche, attelée de deux alezans superbes, passa pour ainsi dire sous le nez du rêveur. Un gros homme à moustache grise retourna la tête et cria : « Fougas ! > Robinson découvrant dans son île l’empreinte du pied d’un homme ne fut pas plus étonné que Fougas en entendant cet appel. •

Ed. About.

Aventures de Koderick Baudoin (les), roman de Tobie Smollett. Ce roman, le premier qu’ait publié Smollett (1748), offre, dans quelques parties, une certaine ressemblance avec notre Gil Bios, et l’auteur avoue même dans sa préface avoir pris Le Sage pour modèle ;

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Smollett avait alors vingt-sept ans ; l’ouvrage eut un grand succès, et quelques personnes crurent d’abord que Fielding en était le véritable auteur. Random, le héros de l’histoire, est un jeune Écossais en quête de la fortune, et qui la cherche au milieu des aventures les plus diverses. Les événements se succèdent avec une rapidité vertigineuse. Aujourd’hui, ir paraît au faîte de la fortune ; demain, il sera plongé dans la plus-affreuse détresse. Il parcourt les diverses contrées de l’Europe, dont il décrit spirituellement les particularités, peignant des gens de tout poil, de tout âge et de toute condition". En suivant l’auteur dans ce tour du monde et de la vie humaine, le lecteur est captivé par son inépuisable gaieté, par la profusion des épisodes et l’inépuisable fertilité d’une puissante imagination. On ne retrouve plus, il est vrai, dans cette macédoine d’événements, le goût délicat et la persévérante analyse de Fielding, ce père des romanciers anglais contemporains. Smollett ne s’amuse guère à creuser un caractère ; il se laisse conduire par son sujet^ et n’a aucun souci de l’unité de sa composition.

Il y a des portraits qui tombent dans le grotesque ; celui du docteur Wagtail, par exemple, n’est qu’une caricature ; les mystifications qu’on lui fait subir sont trop grossières pour paraître possibles. D’autres personnages, tels que le capitaine Oakura et te chirurgien Mackshane,

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montrent une perversité dont l’excès a quelque chose de révoltant. Roderick Random, après bien des tempêtes, est conduit au port par le caprice des vents. C’est l’enfant du hasard et de l’imprévu. Mais, bien qu’on se laisse aller quelquefois à une sorte de sympathie pour ses sentiments généreux et sa constante bonne humeur, on ne peut que mépriser un héros que l’auteur semble plonger à plaisir dans le déshonneur. « L’aventurier Random, dit M. Mézières, n’a pas droit à l’indulgenc

ensuite son caractère. Tour à tour libertin, crapuleux, chevalier d’industrie, transfuge • armé contre son pays, surpris même un instant par la tentation de se faire voleur de grand chemin, il est descendu trop bas dans l’estime des lecteurs pour qu’aucun retour de fortune Je relève désormais à leurs yeux. Après ses honteuses débauches, comment souhaiter encore son union avec l’innocente et puro Narcissa ? Comment surtout, justifier son ingra"’ ' : e fidèle Strap, qu’il accepte pour

après....

si mesquinement les services dans la prospérité. » Il récompense son dévouement inaltérable en l’unissant à une ancienne cour On s’imagina, lors de l’apparition de ce roman, " que Smollett avait raconté, sous le voile de la fiction, les aventures de sa jeunesse, et il parait, en effet, qu’il a voulu peindre quelques traits, de son propre caractère dans le personnage de Roderick. Mais le public étendit beaucoup plus loin les applications des caractères dépeints dans le roman.

Smollett attachait une certaine importance à ce qu’on ne l’accusât pas d’avoir voulu tourner en ridicule quelques-uns de ses ennemis, et cherché à satisfaire ses ressentiments particuliers par de malignes allusions. Au commencement de son livre, il proteste contre toute intention de personnalité, et cet apologue spirituel, où il signale l’inconvénient des interprétations, n’a que médiocrement réussi à l’absoudre du jugement sévère du

« Un jeune peintre, dans une saillie de gaieté, esquissa une sorte de tableau de fantaisie, représentant un ours, un hibou, un singe et un âne ; et, pour rendre sa composition plus piquante, plus comique et plus morale, il distingua chacun de ses personnages par quelque emblème de la vie humaine. Martin était représenté dans l’attitude et le costume d’un vieux soldat êdenté et ivre -, le hibou, perché sur le manche d’une cafetière, avec une paire de lunettes, semblait contempler un journal ; et l’âne, coiffé d’une énorme perruque, dont l’ampleur ne pouvait cependant cacher ses longues oreilles, faisait faire son portrait par le singe, qui paraissait avec les attributs de la peinture. Ce groupe fantasque excita quelque hilarité et obtint une approbation générale, jusqu’à ce qu’un mauvais plaisant fît entendre que c’était une caricature aux dépens des amis de l’artiste. Cette insi- ’ nuation n’eut pas plutôt circulé, que les mêmes personnes qui avaient applaudi auparavant commencèrent à prendre l’alarme, et s’imaginèrent même qu’elles étaient désignées par lès diverses figures du tableau. Ainsi, par

irrité de cet outrage prétendu, se rendit au logis du peintre, et l’ayant trouvé chez lui : ■ Or ça, monsieur le singe, dit-il, j’ai bonne er~ !

ses dents, il a encore ses griffes, e, pas assez ivre pour ne pas s’apercevoir de votre impertinence.... Morbleu 1 cette machoire édentée est une scandaleuse diffamait tion ; mais ne croyez pas que j’aie le râtelier assez dégarni pour être hors d’état de ruminer ma vengeance. • Ici, il fut interrompu par l’arrivée d’un docte médecin, qui, s’avançant vers l’accusé d’un air furieux, s’écria : « Et si, en allongeantes oreilles de l’âne, vous faisiez raccourcir celle du babouin I Allons, î point de subterfuge, car, par la barbe d’Esculape, il n’y a pas dans cette perruque un seul cheveu qui ne pût servir de témoignage pour vous convaincre d’insulte personnelle.... Voyez, capitaine, comme ce mal»’ heureux petit drôle a copié jusqu’à la frisure. La couleur, à la vérité, est différente ; mais la forme et le toupet sont parfaitement identiques. • Pendant qu’il s’emportait ainsi en invectives et en vociférations, entre un vénérable sénateur, qui se dirige en chancelant vers le prévenu. "« Sapajou I s’écrie-t-il, je vous ferai bien voir que je sais lire autre chose qu’un journal, et cela sans le secours de lunettes.... Voici un billet de votre main, n pendard, une reconnaissance de l’argent que je vous ai avancé, faute de quoi vous auriez « ressemblé vous-même à un hibou, et vous n’auriez pas osé montrer votre face au jour, ingrat et impudent faquin que vous êtes. » En vain le peintre, surpris, protesta qu’il n’avait eu l’intention d’offenser ou de désigner personne. Ils soutinrent que la ressemblance était trop palpable pour être l’effet du hasard, et l’accusèrent d’insolence, de malice et d’ingratitude. Leurs clameurs ayant été entendues par le public, le capitaine fut un ours, le docteur un âne, et le sénateur un hibou, jusqu’à leur dernier jour. Ami lecteur, de grâce, rappelle-toi cet exemple en parcou-