Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 11, part. 2, Molk-Napo.djvu/405

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somme qui lui paraissait plus que suffisante pour faire face aux exigences du moment, il alla trouver le général Bonaparte. Celui-ci ne se tint pas satisfait, et résolut de tenter de nouveau la fortune ; il renvoya Junot en lui disant de retourner au jeu risquer tout ce qu’il avait gagné et de ne pas quitter la table sans avoir perdu jusqu’à la dernière obole ou doublé la somme qu’il avait apportée. La chance le favorisa de nouveau, et il put se rendre au quartier général, pour prendre le commandement de l'armée, avec tout l’éclat et toute la splendeur désirables... Je n’oserais spécifier les sommes gagnées, mais je crois que la dernière s’élevait à 300,000 francs. (Lord Holland, Mémoires.)

Le général Bonaparte n’aimait pas le jeu ; mais, s’il fallait jouer, c’était au vingt-et-un qu’il donnait la préférence, parce que ce jeu marche plus vite que les autres ; et si, en rendant compte de ses beaux faits d’armes, il se plaisait à embellir, à vanter sa fortune, il ne dédaignait pas de l’aider, les cartes à la main ; en un mot, il trichait. Voici, par exemple, comment il s’y prenait au vingt-et-un : il demandait une carte ; si elle le faisait perdre, il ne disait rien et la laissait sur la table ; il attendait que le banquier eût tiré la sienne. Le banquier montrait-il une carte favorable, alors Bonaparte jetait ses cartes sans les montrer et abandonnait sa mise. Si, au contraire, la carte du banquier lui faisait dépasser vingt-et-un, Bonaparte jetait encore ses cartes sans les montrer, et se faisait payer la mise. Il riait beaucoup de ces petites tricheries, surtout lorsqu’on ne s’en apercevait pas... Je dois me hâter de dire qu’il ne profitait point des petites violences qu’il faisait au hasard ; qu’à la fin de la partie, il rendait tout ce qu’il avait gagné, et on se le partageait. Le gain, comme on peut le croire, lui était indifférent ; mais la fortune lui devait à point nommé un as ou un dix, comme elle lui devait un temps favorable le jour d’une bataille ; et si la fortune manquait à son devoir, il fallait que personne ne s'en aperçût. (Mémoires de Bourrienne.)

Napoléon, tout absolu qu’il était, avait de grandes faiblesses pour ses vieux soldats. Il supportait d’eux des choses étranges. Un jour (c’était au retour de la campagne de Prusse), un général d’artillerie de la garde, Soulès, veut traverser le Rhin avec soixante caissons remplis de marchandises de contrebande. Il n’y avait pas de crime plus odieux au maître. Les douaniers insistent et veulent ouvrir les caissons de force. Le général met sa contrebande sous la protection d’un régiment, et déclare qu’il jettera les douaniers dans le Rhin... Grand tumulte. Les douaniers sont mis en déroute ; mais leur chef écrit à Paris et se plaint du général contrebandier. Napoléon ne fit qu’en rire. « Je te le passe aujourd’hui, dit-il à Soulès en lui pinçant l’oreille ; mais si tu recommences, je te ferai fusiller. » (Assolant, Campagne de Russie.)

Portalis, ministre des cultes, entrait un jour chez l’empereur, la figure défaite et les yeux remplis de larmes. « Qu’avez-vous donc, Portalis, lui dit Napoléon, êtes-vous malade ? — Non, sire, mais je suis bien malheureux : l’archevêque de Tours, ce pauvre Boisgelin, mon camarade et mon ami d’enfance... — Eh bien que lui est-il arrivé ? — Hélas ! sire, il vient de mourir. — Cela m’est égal, il ne m’était plus bon à rien. — Puisque l’empereur le prend de la sorte, me voilà tout consolé...» Et, en effet, le sourire reparut sur les lèvres du ministre, dont la douleur venait de se calmer si facilement. (Beugnot, Mémoires.)

Napoléon, dans un bal, s’arrêta devant la comtesse ***, qui passait pour légère, et lui demanda d’une voix haute et brusque : « Eh bien ! madame, aimez-vous toujours les hommes ? — Oui, sire, quand ils sont polis, » lui répondit la comtesse ***, qui était une femme de tête, en faisant une profonde révérence.

L’empereur lui tourna les talons sans mot dire ; mais son mari, qui était préfet, fut destitué peu de jours après. (Mme  de Bassanville, les Salons d’autrefois.)

Napoléon dit un jour devant quarante personnes à Mme  de Lorges, dont le mari était général de division : « Oh ! Madame, quelle horreur que votre robe ! c’est tout à fait vieille tapisserie. C’est bien là le goût allemand ! » (Mme  de Lorges était Allemande.) Je ne sais si la robe était dans le goût allemand, mais ce que je sais mieux, c’est que ce compliment n’était pas dans le goût français. (Constant, Mémoires.)

On était en 1814. Pressé un jour par les ennemis, le général Sébastiani envoie son aide de camp, Joly de La Vaubignon, prendre les ordres de l’empereur. L’envoyé fait diligence, arrive auprès de l’empereur et lui transmet le message du général.

Napoléon demeure plongé dans ses réflexions comme s’il n’avait pas entendu. L’aide de camp réitère sa demande et sollicite une réponse. Troublé dans ses pensées, l’empereur répondit au capitaine par un énergique : « Allez.........! » M. Joly reçut bravement l’apostrophe et, sans se déconcerter, dit au maréchal Berthier : « Comment dois-je interpréter l’ordre ? » Ce mot dérida l’empereur, qui sortit de ses rêveries pour donner audience au jeune aide de camp.

SES IDÉES SUR LA RELIGION.

... À mesure que l’ennui et l’inaction détruisant sa santé, il voyait la mort s’approcher, il s’entretenait plus fréquemment de philosophie et de religion. Dieu, disait-il, est partout visible dans l'univers, et bien aveugles ou bien faibles sont les yeux qui ne l’aperçoivent pas. Pour moi, je le vois dans la nature entière, je me sens sous sa main toute-puissante, et je ne cherche pas à douter de son existence, car je n’en ai pas peur. Je crois qu’il est aussi indulgent qu’il est grand, et je suis convaincu que, revenus dans son vaste sein, nous y trouverons confirmés tous les pressentiments de la conscience humaine, et que là sera bien ou sera mal ce que les esprits vraiment éclairés ont déclaré bien ou mal sur la terre. Je mets de côté les erreurs des peuples, qu’on peut reconnaître à ce trait que l’erreur de l’un n’est jamais celle de l'autre ; mais ce que les grands esprits de toutes les nations auront déclaré bon ou mauvais restera tel dans le sein de Dieu. Je n’ai point de doute à cet égard, et, malgré mes fautes, je m’approche tranquillement de la souveraine justice. Je suis moins sûr de mon fait lorsque j’entre dans le domaine des religions positives. Là je rencontre à chaque pas la main de l’homme, et souvent elle m'offusque et me choque... Mais il ne faut pas céder à ce sentiment, dans lequel il entre beaucoup d’orgueil humain. Si, en mettant de côté les traditions nationales dont tous les peuples ont compliqué la religion, on y trouve la notion de Dieu, la notion du bien et du mal fortement professées, c’est l’essentiel. Pour moi, j’ai été dans les mosquées, j’y ai vu les hommes agenouillés devant la puissance éternelle, et bien que mes habitudes nationales fussent souvent froissées, pourtant je n’y ai point éprouvé le sentiment du ridicule. La calomnie, travestissant mes actes, a dit qu’au Caire j’avais professé l’islamisme, tandis qu’à Paris, devant le pape, je jouais le catholique. En tout cela il y a quelque chose de vrai, c’est que même dans les mosquées je trouvais du respectable, et que, sans être ému comme dans les églises catholiques où mon enfance a été élevée, j’y voyais l’homme à genoux, humiliant sa faiblesse devant la majesté de Dieu. Toute religion qui n’est pas barbare a droit à nos respects, et nous chrétiens, nous avons l’avantage d’en avoir une qui est puisée aux sources de la morale la plus pure. S’il faut les respecter toutes, nous avons bien plus de raison de respecter la nôtre, et chacun d’ailleurs doit vivre et mourir dans celle où sa mère lui a enseigné à adorer Dieu. La religion est une partie de la destinée. Elle forme avec le sol, les lois, les mœurs ce tout sacré qu’on appelle la patrie, et qu’il ne faut jamais déserter. Pour moi, quand, à l’époque du concordat, quelques vieux révolutionnaires me parlaient de faire la France protestante, j’étais révolté, comme si on m’avait proposé d’abdiquer ma qualité de Français pour devenir Anglais ou Allemand. (Thiers, Hist. du Consulat et de l’Empire.)

Il faut que le clergé soit, comme la magistrature, un instrument de règne. C’est l’objet du concordat. À la fin de la Révolution, la liberté religieuse existait pleinement, malgré la loi de circonstance portée le lendemain du 18 fructidor, nécessitée par les machinations du clergé royaliste. Cette liberté reposait sur sa véritable base, la séparation complète de l’Église et de l’État. Bonaparte la détruisit en les rattachant l’un à l’autre. Il dit alors à Cabanis : « Savez-vous ce que c’est que le concordat que je viens de signer ? C’est la vaccine de la religion. Dans cinquante ans, il n’y en aura plus en France. » Mais il mentait, Il ne voulait ni abolir la religion ni la sauver ; il voulait en faire une école de servitude ; il voyait dans les prêtres d’excellents professeurs d’obéissance passive à son profit. Il a renouvelé, sans nécessité, contrairement au vœu de la France, malgré les répugnances manifestées par les corps mêmes qu’il avait créés, par le Tribunat, par le Corps législatif, par le conseil d’État, à la honte de la philosophie, au désespoir des patriotes, un système d’ancien régime. Avec la prétention avouée de se faire du pape un instrument, de prendre la religion pour auxiliaire de la force, de disposer des consciences comme il disposait des armées, Bonaparte a préparé par le concordat le retour et le triomphe de l’ultramontanisme. « Il calmera les esprits, disait-il en parlant du pape, il les réunira dans sa main et les placera dans la mienne. »

Ce mauvais calcul a été trompé. Bonaparte a eu beau nommer les évêques, nourrir, engraisser et décorer les prêtres, leur livrer ce qu’il restait de liberté philosophique ; il a eu beau se faire casser la petite fiole sur la tête, inscrire « l’amour, l’obéissance, le respect, la fidélité, le service militaire et les impôts dus à l’empereur, » parmi les articles du catéchisme ; il a eu beau trouver dans le clergé, pendant les années de sa prospérité, la docilité la plus grande et l’obséquiosité la plus vile, il avait affaire à une ambition aussi tenace, aussi intraitable que la sienne, qui ne consentait pas plus que la sienne au partage du pouvoir et qui était plus sûre de l'emporter, car c’est celle d’un corps qui ne périt pas. Le clergé a applaudi à la chute de Napoléon Ier, et le concordat, que celui-ci lui avait offert comme un bienfait, a été justement détesté comme un joug.

Bonaparte a toujours senti que l’Église ne lui appartiendrait jamais qu’à demi ; c’est pourquoi il la haïssait en s’en servant. (République française, 16 janvier 1873.)

En amnistiant les nobles émigrés qui allaient rentrer besoigneux, avec l’appétit, engendré par l’indigence, de commodes emplois que le gouvernement seul pouvait leur offrir, on passait, il est vrai, l’éponge sur une inexpiable trahison ; mais on trouvait une armée toute prête de fonctionnaires décidés avant tout à garder la place qui allait les faire vivre. En pactisant avec le pape, on ne faisait point cesser une prétendue persécution religieuse, qui n’avait jamais existé comme telle, et qui, en tout cas, n’avait jamais empêché personne d’aller à la messe ; mais on recommençait la vieille association de l’Église et de l’État dans une alliance qui pouvait compromettre également la liberté des consciences et la sécurité de la nation. Pourquoi ? C’est que Bonaparte espérait soutenir les prêtres et les contenir, employer leur crédit à ses fins, parfumer de leur encensoir sa propre grandeur et la vertu de Joséphine. Aussi la bonne dame alla gaiement à Notre-Dame le jour où Bonaparte crut devoir y assister à l’office, en cérémonie {18 avril 1801).

« Ce fut à cette occasion, nous dit le baron Van Scheelten, que le premier consul prit une livrée vert et or. »

Le soir, aux Tuileries, Bonaparte, interpellant le général Delmas, lui dit :

« Eh bien ! général, comment avez-vous trouvé notre cérémonie ?

— Mais, citoyen consul, c’était une belle capucinade ; il n’y manquait que le demi-million d’hommes qui s’est fait tuer pour détruire ce que vous avez rétabli ce matin. »

Delmas fut payé de son inflexible bon sens par une disgrâce qui le tint dix années en exil. (A. Morel, Napoléon III.)

Il (Augereau) blâma ouvertement le concordat, et lorsqu’on voulut le mener à Notre-Dame pour assister à la cérémonie qui devait avoir lieu à cette occasion, il descendit brusquement de voiture ainsi que Lannes, son ami, et le lendemain, ayant entendu Bonaparte s’applaudir de ce qu’il venait de faire pour la religion, il dit hautement qu’il n’avait manqué à la cérémonie de la veille qu’un million de Français morts pour la destruction de ce qu’on voulait rétablir. Le consul fut très-choqué de cette boutade ; mais alors il craignait encore de paraître brouillé avec ceux qui avaient tant contribué à sa gloire et à son élévation. (Biographie universelle.)

SON FATALISME.

... Napoléon s’entretenait de ce qu’on avait appelé son fatalisme. « Sur ce sujet, disait-il, comme sur tous les autres, la calomnie a tracé de mes opinions de vraies caricatures. On a voulu me représenter comme une espèce de musulman stupide, qui voyait tout écrit là-haut, et qui ne se sDrait détourné ni devant un précipice, ni devant un cheval lancé au galop, par cette idée que notre vie, notre mort ne dépendent pas de nous, mais d’un destin implacable et impossible à fléchir. S’il en était ainsi, l’homme devrait se mettre dans son lit à sa naissance et n’en plus sortir, attendant que Dieu fît arriver ses aliments à sa bouche. L’homme deviendrait stupidement inerte. Ce n’est pas moi, qui pendant le cours des plus longues guerres ai tant déployé d’efforts, hélas ! sans y réussir toujours, pour faire prédominer l’intelligence humaine sur le hasard, ce n’est pas moi qui puis penser de la sorte ! Ma croyance, et celle de tout être raisonnable, c’est que l’homme est ici-bas chargé de son sort, qu’il a le droit et le devoir de le rendre par son industrie le meilleur possible, et qu’il ne doit renoncer à ses efforts que lorsqu’il ne peut plus rien. Alors seulement il doit cesser de penser et d’agir, se résigner, en un mot, et ne plus songer au péril auquel il ne peut parer. À la guerre, on a beau faire, le péril est presque partout égal. J’ai vu des hommes quitter une place comme dangereuse, et être frappés juste à celle qu’ils venaient de prendre comme plus sûre. On s’agite donc vainement à la guerre, on perd en s’agitant son sang-froid, son courage, sans éviter le danger, et le mieux évidemment est de se résigner aux chances de son état, de ne pas plus penser aux projectiles qui traversent l’air qu’au vent qui souffle dans nos cheveux. Alors on a tout son courage, tout son sang-froid, tout son esprit, et on recouvre avec le calme la clairvoyance. Voilà mon fatalisme, voilà celui que je prêchais à mes soldats, en y employant les formes qui leur convenaient, en cherchant à leur persuader que leur destin était arrêté là-haut, qu’ils n’y pouvaient rien changer par la lâcheté, que dès lors le mieux était de se donner les honneurs du courage, et au précepte j’ajoutais l’exemple en affichant sur mon front, que tous regardaient, une insouciance qui avait fini par être sincère. C’était le fatalisme du soldat, mais certes, comme général, j’en pratiquais un autre, car j’ai l’orgueil de croire qu’aucun capitaine ne s’est plus servi à la guerre de son esprit et de sa volonté. Vous le voyez, ajoutait Napoléon, je puis rendre compte de toutes mes opinions, car elles sont fondées sur la notion vraie et pratique des choses. (Thikrs, Histoire du Consulat et de l’Empire.)

Napoléon, superstitieux, fataliste, croyant à son étoile, disant de lui-même : Je suis l’enfant des circonstances, et se trompant seulement sur la signification de son rôle et les articles de son mandat, était encore plus près de la vérité que ses contemporains. Il se sentait poussé, et il s’inquiétait, ne sachant où il allait. Qui donc alors eût su le lui dire ? Personne, de son temps, n’eut cette intelligence de l’histoire qui assure la raison contre les succès momentanés d’une fausse politique. Jusqu’à l’arrivée du 29e bulletin (18 décembre 1812), la France fut dans l’éblouissement. À l’étranger même on eut de la peine à en revenir. Un moment, après le bombardement de Copenhague, l’Angleterre est abandonnée ; Alexandre est ami, François donne sa fille. Déjà Fox avait négocié pour la paix. Pitt lui-même avait agi par haine plus que par une juste appréciation des choses. Le reste allait comme moutons. Partout le fil des traditions était rompu, la conscience historique s’évanouissait sous le prestige des événements. Seul, le peuple espagnol opposait son moi au moi impérial. Mais on ne croyait pas que des armées françaises fussent dévorées par des guérillas, et Wagram avait fait désespérer de la nationalité espagnole. Comme on ne regardait qu’à la superficie, on jugeait indestructible un édifice miné, dont, avec un peu plus d’attention, on aurait calculé la fin avec une précision chronologique.

Ainsi, parmi ses contemporains étonnés, Napoléon reste supérieur encore, grâce au sentiment mystique qu’il a de sa destinée ; ce qui revient à dire que l’ignorance des peuples et de leurs chefs a fait les trois quarts de sa gloire. Combien le grand homme eût disparu plus vite si, comme de nos jours, l’esprit d’analyse se fût avisé de computer les éléments de son règne et d’en tirer l’horoscope ! Dis-moi d’où tu viens, et je te dirai où tu vas !... L’histoire de l’établissement d’un pouvoir, en donnant la mesure de son mandat, est une garantie de plus de la liberté des peuples. (P.-J. Proudhon, la Révolution sociale.)

Vers la fin de 1811, le cardinal Fesch, jusque-là étranger à la politique, la mêla à ses controverses religieuses ; il conjura Napoléon de ne pas s’attaquer aux hommes, aux éléments, aux religions, à la terre et au ciel à la fois ; et enfin il lui montra la crainte de le voir succomber.

Pour toute réponse à cette vive attaque, Napoléon le prit par la main, le conduisit b la fenêtre, l’ouvrit et lui dit : « Voyez-vous là-haut cette étoile ? — Non, sire. — Regardez bien. — Sire, je ne la vois pas. — Eh bien ! moi je la vois ! » s’écria Napoléon. Le cardinal, saisi d’étonnement, se tut, s’imaginant qu’il n’y avait plus de voix humaine assez forte pour se faire entendre d’une ambition si colossale qu’elle atteignait déjà les cieux. (Comte de Ségur, Histoire de Napoléon et de la grande armée.)

Napoléon était habitué à regarder la terre fixement ; il ne faisait jamais chiffre à chiffre l’addition poignante du détail ; les chiffres lui importaient peu, pourvu qu’ils donnassent ce total : victoire ; que les commencements s’égarassent, il ne s'en alarmait point, lui qui se croyait maître et possesseur de la fin ; il savait attendre, se supposant hors de question, et il traitait le destin d’égal à égal. Il paraissait dire au sort : Tu n’oserais pas.

Mi-parti lumière et ombre, Napoléon se sentait protégé dans le bien et toléré dans le mal. Il avait, ou croyait avoir pour lui, une connivence, on pourrait presque dire une complicité des événements, équivalente à l’antique invulnérabilité. (Victor Hugo, les Misérables.)

SON INCRÉDULITÉ À L’ÉGARD DE LA MÉDECINE.

Le corps humain, disait-il, est une montre que l’horloger ne peut pas ouvrir pour la réparer. Les médecins y introduisent des instruments bizarrement construits, sans voir ce qu’ils font, et c’est grand miracle s’ils touchent utilement à cette pauvre machine ! Il s’était affermi dans cette prévention, parce que rien de ce qu’on lui avait donné ne lui avait réussi. Il ne trouvait de soulagement que dans l’exercice ou quelques boissons douces qu’il se prescrivait à lui-même. Il avait cru d’abord avoir une maladie de foie due au climat des tropiques. Avec sa sagacité ordinaire, il n’avait pas tardé à reconnaître que son mal résidait bien plutôt dans l’estomac, et se rappelant que son père était mort d’une maladie de cet organe, il avait tourné de ce côté ses soupçons. Quelques vomissements qui se produisirent à cette époque le confirmèrent dans son opinion, et il se regardait comme plus médecin que les médecins de Sainte-Hélène. Toutefois, il avait trop de sens pour ne pas accorder à la science accumulée des siècles la confiance qu’elle mérite,