Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/100

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vient, au nom de son frère, vous prier de les accepter, et moi je viens vous en donner le conseil ; je suis de votre pays, je connais vos affaires de famille ; le Directoire et le Corps Législatif ne reconnaîtront jamais vos services ; ceci est bien à vous, acceptez-le sans scrupule et sans publicité, la contribution du duc sera diminuée d’autant, et il sera bien aise d’avoir acquis un protecteur. – Je vous remercie, répondit froidement Napoléon, je n’irai pas, pour cette somme, me mettre à la disposition du duc de Modène, je veux demeurer libre. »

Un administrateur en chef de cette même armée répétait souvent qu’il avait vu Napoléon recevoir pareillement et refuser de même l’offre de sept millions en or, faite par le gouvernement de Venise, pour conjurer sa destruction.

L’Empereur riait de l’exaltation de ce financier, auquel le refus de son général paraissait surhumain, plus difficile, plus grand que de gagner des batailles. L’Empereur s’arrêtait avec une certaine complaisance sur ces détails de désintéressement, concluant néanmoins qu’il avait eu tort, et avait manqué de prévoyance, soit qu’il eût voulu songer à se faire chef de parti et à remuer les hommes, soit qu’il eût voulu ne demeurer que simple particulier dans la foule ; car au retour, disait-il, on l’avait laissé à peu près dans la misère, et il eût pu continuer une carrière de véritable pauvreté, lorsque le dernier de ses généraux ou de ses administrateurs rapportait de grosses fortunes. Mais aussi, ajoutait-il, si mon administrateur m’eût vu accepter, que n’eût-il pas fait ? mon refus l’a contenu.

« Arrivé à la tête des affaires comme consul, mon propre désintéressement et toute ma sévérité ont pu seuls changer les mœurs de l’administration, et empêcher le spectacle effroyable des dilapidations directoriales. J’ai eu beaucoup de peine à vaincre les penchants des premières personnes de l’État, que l’on a vues depuis, près de moi, strictes et sans reproches. Il m’a fallu les effrayer souvent. Combien n’ai-je pas dû répéter de fois, dans mes conseils, que si je trouvais en faute mon propre frère, je n’hésiterais pas à le chasser ! »

Jamais personne sur la terre ne disposa de plus de richesses et ne s’en appropria moins. Napoléon a eu, dit-il, jusqu’à quatre cents millions d’espèces dans les caves des Tuileries. Son domaine de l’extraordinaire s’élevait à plus de sept cents millions. Il a dit avoir distribué plus de cinq cents millions de dotation à l’armée. Et, chose bien remarquable, celui qui répandit autant de trésors n’eut jamais de propriété particulière ! il avait rassemblé au Musée des valeurs qu’on ne saurait estimer, et il n’eut jamais un tableau, une rareté à lui.