Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/101

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Au retour d’Italie, et partant pour l’Égypte, il acquit la Malmaison ; il y mit à peu près tout ce qu’il possédait. Il l’acheta au nom de sa femme, qui était plus âgée que lui ; en lui survivant, il pouvait se trouver n’avoir plus rien ; c’est, disait-il lui-même, qu’il n’avait jamais eu le goût ni le sentiment de la propriété : il n’avait jamais eu ni n’avait jamais songé à avoir.

« Si peut-être j’ai quelque chose aujourd’hui[1], continuait-il, cela dépend de la manière dont on s’y sera pris au loin depuis mon départ ; mais, dans ce cas encore, il aura tenu à la lame d’un couteau que je n’eusse rien au monde. Du reste, chacun a ses idées relatives : j’avais le goût de la fondation, et non celui de la propriété. Ma propriété à moi était dans la gloire et la célébrité : le Simplon, pour les peuples, le Louvre, pour les étrangers, m’étaient plus à moi une propriété que des domaines privés, j’achetais des diamants à la couronne ; je réparais les palais du souverain, je les encombrais de mobilier, et je me surprenais parfois à trouver que les dépenses de Joséphine, dans ses serres ou sa galerie, étaient un véritable tort pour mon Jardin des Plantes ou mon Musée de Paris, etc., etc. »

En prenant le commandement de l’armée d’Italie, Napoléon, malgré son extrême jeunesse, y imprima tout d’abord la subordination, la confiance et le dévouement le plus absolu. Il subjugua l’armée par son génie, bien plus qu’il ne la séduisit par sa popularité : il était en général très sévère et peu communicatif. Il a constamment dédaigné dans le cours de sa vie les moyens secondaires qui peuvent gagner les faveurs de la multitude ; peut-être même y a-t-il mis une répugnance qui peut lui avoir été nuisible.

  1. Le dépôt chez la maison Laffitte.
      L’Empereur ayant abdiqué pour la seconde fois, quelqu’un qui l’aimait pour lui-même et connaissait son imprévoyance, accourut pour connaître si l’on avait pris des mesures pour son avenir. On n’y avait pas songé, et Napoléon demeurait absolument sans rien. Pour pouvoir y remédier, il fallut que bien des gens s’y prêtassent de tout leur cœur, et l’on vint à bout de la sorte de lui composer les quatre ou cinq millions dont M. Laffitte s’est trouvé le dépositaire.
      Au moment de quitter la Malmaison, la sollicitude des vrais amis de Napoléon ne lui fut pas moins utile. Quelqu’un qui se défiait du désordre et de la confusion inséparables de notre situation, voulut vérifier par lui-même si l’on avait bien pourvu à tout ; quel fut son étonnement d’apprendre que le chariot chargé des ressources futures demeurait oublié sous une remise à la Malmaison même ; et quand on voulut y remédier, la clef ne se trouva plus. Cet embarras demanda beaucoup de temps ; notre départ en fut même retardé de quelques instants.
      Cependant M. Laffitte était accouru pour donner à l’Empereur un récépissé de la somme ; mais Napoléon n’en voulait point, lui disant : « Je vous connais, Monsieur Laffitte, je sais que vous n’aimiez point mon gouvernement, mais je vous tiens pour un honnête homme. »
      Du reste, M. Laffitte semble avoir été destiné à se trouver le dépositaire des monarques malheureux. Louis XVIII, en partant pour Gand, lui avait fait remettre pareillement une somme considérable. À l’arrivée de Napoléon, le 20 mars, M. Laffitte fut mandé par l’Empereur et questionné sur ce dépôt, qu’il ne nia pas. Et comme il exprimait la crainte qu’un reproche se trouvât renfermé dans les questions qui venaient de lui être faites. « Aucun, répondit l’Empereur : cet argent était personnellement au roi, et les affaires domestiques ne sont pas de la politique. »