Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/128

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trouva dans le plus profond désespoir, à la veille de périr de soif et de fatigue ; de jeunes soldats avaient même brisé leurs fusils. La vue du général sembla les rappeler à la vie, en leur rendant l’espérance. Napoléon leur annonça en effet des vivres et de l’eau qui le suivaient. « Mais quand tout cela eût tardé encore davantage, leur dit-il, serait-ce une raison de murmurer et de manquer de courage ? Non, soldats, apprenez à mourir avec honneur. »

Napoléon voyageait la plupart du temps, dans le désert, sur un dromadaire. La dureté physique de cet animal fait qu’on ne s’occupe nullement de ses besoins ; il mange et boit à peine ; mais sa délicatesse morale est extrême, il se bute et devient furieux contre les mauvais traitements. L’Empereur disait que la dureté de son trot donnait des nausées, comme le roulis d’un vaisseau ; cet animal fait vingt lieues dans la journée. L’Empereur en créa des régiments, et l’emploi militaire qu’il leur donna fut bientôt la désolation des Arabes. Le cavalier s’accroupit sur le dos de l’animal ; un anneau, passé dans les narines de celui-ci, sert à le conduire : il est très obéissant ; à un certain bruit du cavalier, l’animal s’agenouille pour lui donner la facilité de descendre. Le dromadaire porte des fardeaux très lourds ; on ne le décharge jamais pendant tout le voyage ; arrivé le soir à la station, on place des étais sous le fardeau, l’animal s’accroupit et sommeille ; au jour il se relève, la charge est à sa place, il continue sa route. Le dromadaire n’est qu’une bête de somme, un animal purement de fardeau et nullement de trait. Toutefois, en Syrie, on était venu à bout de les atteler à des pièces d’artillerie, et de leur faire rendre des services assez essentiels.

Napoléon, que les habitants d’Égypte n’appelaient que le sultan Kébir (père du feu), s’y était rendu très populaire. Il avait inspiré un respect spécial pour sa personne ; partout où il paraissait, on se levait en sa présence ; on n’avait cette déférence que pour lui seul. Les égards constants qu’il eut pour les cheiks ; l’adresse avec laquelle il sut les gagner, en avaient fait le véritable souverain de l’Égypte, et lui sauvèrent plus d’une fois la vie ; sans leurs révélations, il eût été victime du combat sacré comme Kléber ; celui-ci, au contraire, s’aliéna les cheiks en en faisant bâtonner un ; et il périt. Bertrand se trouva un des juges qui condamnèrent l’assassin, et il nous le faisait observer un jour à dîner, ce qui fit dire à l’Empereur : « Si les libellistes qui veulent que ce soit moi qui ai fait périr Kléber, le savaient, ils ne manqueraient pas de vous dire l’assassin ou le complice, et concluraient que votre titre de grand maréchal et votre séjour à Sainte-Hélène en ont été la récompense et le châtiment. »