Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/150

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d’aussi près, l’entendre, peut-être lui parler ! son saisissement était extrême.

Du reste, la table demeurait encore sans nappe, le repas continuait de s’apporter de la ville, et ne présentait que deux ou trois mauvais plats. Aujourd’hui il s’y trouvait un poulet ; l’Empereur l’a voulu couper lui-même, et nous l’a distribué ; il s’étonnait d’y réussir aussi bien ; il y avait si longtemps, disait-il, qu’il n’en avait fait autant ; car toute sa galanterie, ajoutait-il, avait été se perdre pour toujours dans les affaires et les soucis de son généralat d’Italie.

Le café, qui est un besoin pour l’Empereur, s’est trouvé si mauvais qu’il s’est cru empoisonné ; il l’a jeté, et m’a fait rendre le mien.

L’Empereur se servait en ce moment d’une tabatière où se trouvaient enchâssées plusieurs médailles antiques ; des inscriptions grecques étaient autour ; l’Empereur, doutant d’un des noms de ces portraits, m’a dit de les lui traduire ; et comme je lui répondais que c’était au-dessus de mes forces, il s’est mis à rire, disant : « Vous n’êtes donc pas plus fort que moi ? » Alors mon fils s’est offert en tremblant, et a lu Mithridate, Démétrius-Poliorcètes, et quelques autres. L’extrême jeunesse de mon fils et cette circonstance ont alors attiré l’attention de l’Empereur. « Quoi ! votre fils en est déjà là ? a-t-il dit. C’est bien. » Et il s’est mis à le questionner longuement sur son lycée, ses maîtres, leurs leçons ; puis revenant à moi : « Quelle jeunesse, a-t-il dit, je laisse après moi ! C’est pourtant mon ouvrage ! Elle me vengera suffisamment par tout ce qu’elle vaudra ; à l’œuvre il faudra bien après tout qu’on rende justice à l’ouvrier ! et le travers d’esprit ou la mauvaise foi des déclamateurs tombera devant mes résultats. Si je n’eusse songé qu’à moi, à mon pouvoir, ainsi qu’ils l’ont dit et le répètent sans cesse, si j’eusse réellement eu un autre but que le règne de la raison, j’aurais cherché à étouffer les lumières sous le boisseau ; au lieu de cela, on ne m’a vu occupé que de les produire au grand jour. Et encore n’a-t-on pas fait pour ces enfants tout ce dont j’avais eu la pensée. Mon université, telle que je l’avais conçue, était un chef-d’œuvre dans ses combinaisons, et devait en être un dans ses résultats nationaux. Un méchant homme, un misérable, et je n’entends parler ici que de son cœur, m’a tout gâté ; et cela avec mauvaise intention, et par calcul, car il a osé s’en vanter près des nouveau-venus ».

Le soir arrivé, l’Empereur a voulu entrer chez les voisins. Le maître, pris par la goutte, était en robe de chambre, étendu sur son canapé ; sa femme et nos deux petites demoiselles du matin étaient autour de lui. Le bal masqué a repris de plus belle ; on a fait échange de tout ce qu’on savait.