Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/176

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que l’Europe finît un jour de cette manière. La révolution opérée par les Huns, et dont on ignore la cause, parce que la trace s’en perd dans le désert, peut se renouveler.

La Russie est admirablement bien située pour amener une telle catastrophe. Elle peut aller puiser à son gré d’innombrables auxiliaires et les déverser sur nous ; elle trouvera tous ces peuples errants d’autant mieux disposés, d’autant plus impatiens, que le récit et les succès de ceux des leurs qui dernièrement ont exécuté chez nous des courses si heureuses et si productives auront frappé leur imagination et excite leur avidité.

De là la conversation a conduit aux conquêtes et aux conquérants ; et l’Empereur concluait que, pour être conquérant avec succès, il fallait nécessairement être féroce, et que, s’il eût voulu être féroce, il eut conquis le monde. J’ai osé me permettre de combattre ces dernières paroles échappées sans doute à l’humeur du moment. J’ai osé représenter que lui, Napoléon, était précisément la preuve du contraire ; qu’il n’avait point été féroce, et pourtant avait conquis le monde ; qu’avec de la férocité et nos mœurs modernes il n’eût certainement jamais été jusque-là. En effet, la terreur n’est plus aujourd’hui ce qui peut nous soumettre à un homme ; mais seulement de bonnes lois et la persuasion du grand caractère, la connaissance d’une énergie à toute épreuve dans celui chargé de les faire exécuter. Or telle avait été précisément, disais-je, la cause des succès de Napoléon, celle de la soumission et de l’obéissance des peuples.

La Convention fut féroce et inspira la terreur : on plia, mais on ne put la supporter. Si elle eût été un seul homme, on s’en fût bientôt défait ; mais c’était une hydre ; et encore que de tentatives ne hasarda-t-on pas ! que de dangers auxquels elle n’échappa que par miracle ! Elle fut obligée de s’ensevelir elle-même au milieu de ses triomphes !

Pour qu’un conquérant pût être féroce avec succès, il faudrait qu’il commandât à des soldats féroces eux-mêmes, et qu’il régnât sur des peuples sans lumières : or, sous ce rapport, la Russie encore possède un avantage immense sur le reste de l’Europe ; elle a le rare avantage d’avoir un gouvernement civilisé et des peuples barbares : chez eux les lumières dirigent et commandent, l’ignorance exécute et dévaste. Un sultan turc ne saurait aujourd’hui gouverner longtemps aucune des nations éclairées de l’Europe ; l’empire des lumières serait plus fort que sa puissance.


Idées, projets, insinuations politiques, etc..


Mardi 7.

Le soir, n’étant que nous deux, nous promenant seuls, assez tard, dans