Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/213

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L’Empereur, contre l’opinion commune, celle que j’avais entretenue moi-même, est loin d’avoir une forte constitution ; ses membres sont gros, mais sa fibre est très molle ; avec une poitrine fort large, il est toujours enrhumé ; son corps est soumis aux plus légères influences ; l’odeur de peinture suffit pour le rendre malade ; certains mets, la plus petite humidité, agissent immédiatement sur lui ; son corps est bien loin d’être de fer, ainsi qu’on l’a cru, c’est seulement son moral. On connaît ses prodigieuses fatigues au-dehors, ses perpétuels travaux au-dedans ; jamais aucun souverain n’a égalé ses fatigues corporelles. Ce qu’on cite de plus fort est la course de Valladolid à Burgos, à franc-étrier (trente-cinq lieues d’Espagne en cinq heures et demie, plus de sept lieues à l’heure[1]). Napoléon était parti avec une nombreuse suite, à cause du danger des guérillas : à chaque pas il resta du monde en route ; Napoléon arriva presque seul. On cite aussi la course de Vienne au Simmering (dix-huit ou vingt lieues), où il se rendit à cheval, déjeuna et revint aussitôt après. On lui a vu faire souvent des chasses de trente-huit lieues ; les moindres étaient de quinze. Un jour un officier russe, arrivant en courrier de Pétersbourg, en douze ou treize jours, joignit Napoléon à Fontainebleau, au départ de la chasse ; pour délassement, il eut la faveur d’être invité à suivre : il n’eut garde de refuser ; mais il tomba dans la forêt, et ce ne fut pas sans peine qu’on le retrouva.

J’ai vu l’Empereur, au Conseil d’État, traiter les affaires huit ou neuf heures de suite, et lever la séance avec les idées aussi nettes, la tête aussi fraîche qu’au commencement. Je l’ai vu lire à Sainte-Hélène, dix ou douze heures de suite, des sujets abstraits, sans en paraître nullement fatigué.

Il a supporté sans ébranlement les plus fortes secousses qu’un homme puisse éprouver ici-bas. À son retour de Moscou ou de Leipsick, après l’exposé du désastre au Conseil d’État, il dit : « On a répandu dans Paris que les cheveux m’en avaient blanchi ; mais vous voyez qu’il n’en est rien (montrant son front de la main), et j’espère que j’en saurais supporter bien d’autres. » Mais toutes ces prodigieuses épreuves ne se sont accomplies, pour ainsi dire, qu’en déception de son physique, qui ne se montre jamais moins susceptible que quand l’activité de l’esprit est plus grande.

  1. Ceci paraîtra incroyable ; moi-même, en relisant aujourd’hui mon manuscrit, je doute ; mais je ne peux oublier cependant que, lorsqu’il en fut question à Longwood, c’était à dîner ; ce devint l’objet d’une discussion assez longue, et je n’ai bien certainement écrit alors que ce qui demeura convenu. D’ailleurs il existe encore plusieurs de ceux qui l’accompagnaient ; on pourra vérifier.