Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/230

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avec ces messieurs, et a prolongé quelque temps sa promenade avec eux. À leur départ, je l’ai suivi dans l’allée inférieure : il était triste, silencieux ; sa physionomie avait quelque chose de contrarié et de sévère. « Eh ! bien, m’a-t-il dit en remontant pour dîner, nous aurons à Longwood des sentinelles sous nos fenêtres ; on voudrait me forcer d’avoir un officier étranger à ma table, dans mon salon ; je ne saurais monter à cheval sans en être accompagné ; en un mot, nous ne saurions faire un pas, un mouvement, sous peine d’un outrage ! »

Je lui ai dit que c’était une goutte d’absinthe de plus dans le calice amer que nous devions boire à sa gloire et à sa toute-puissance passée ; que son stoïcisme d’ailleurs suffisait pour défier ses ennemis, et les ferait rougir de leur brutalité à la face des nations. Je me suis hasardé de dire que les princes d’Espagne à Valencey, le pape à Fontainebleau, n’avaient sans doute jamais rien éprouvé de pareil. « Je le crois bien, a-t-il repris ; les princes chassaient à Valencey, ils y donnaient des bals, sans soupçonner physiquement leurs chaînes ; le respect, les égards, les entouraient de toutes parts. Le vieux roi Charles IV avait été transféré de Compiègne à Marseille, et de Marseille à Rome, quand il l’avait voulu. Et cependant quelle différence de ces localités à celles d’ici ! Le pape, à Fontainebleau, bien qu’on en ait osé dire dans le monde, avait été traité de même ; et encore ne sait-on point le nombre des personnes qui, malgré tous ces adoucissements, avaient refusé, dans ces circonstances, d’en être les gardiens ; refus qui ne m’avaient point offensé, parce qu’ils m’avaient paru simples : ces emplois étaient du domaine de la délicatesse intérieure, et nos mœurs européennes veulent que le pouvoir se trouve limité par l’honneur. » Il ajoutait que quant à lui, comme homme et comme officier, il n’eût pas hésité à refuser de garder le pape, dont il n’avait jamais ordonné d’ailleurs la translation en France.

Ma figure exprimait une grande surprise. « Ceci vous étonne ? a-t-il repris ; vous ne le saviez pas ? Cela est pourtant vrai ainsi que beaucoup d’autres choses semblables que vous apprendrez avec le temps. D’ailleurs, faudrait-il encore distinguer les actes du souverain qui agit collectivement, de ceux de l’homme privé que rien ne gêne dans son sentiment : la politique admet, ordonne même à l’un ce qui demeurerait souvent sans excuse dans l’autre. »

Le moment du dîner amena d’autres conversations, et trompa son chagrin ; la gaieté prit le dessus. Cependant l’Empereur songeait sérieusement à quitter sa mauvaise cabane, quelque inconvénient d’ailleurs que fit pressentir la nouvelle demeure. Il m’a chargé, en allant finir ma soirée chez notre