Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/363

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blement, dans le fond de sa province, des champs et de la maison qu’il a reçus de ses pères. Rien assurément n’était plus philosophique ; nous n’avons pu nous empêcher de sourire à un tableau si paisible, ce qui l’a fait pincer les oreilles de l’un de nous. « Du reste, a-t-il continué, ce bonheur ne peut guère aujourd’hui se connaître en France que par tradition ; la révolution a tout bouleversé ; elle en a privé les anciens, et les nouveaux sont encore neufs à cette jouissance ; ce que je viens de peindre n’existe plus. » Et il faisait alors l’observation qu’être privé de sa chambre natale, du jardin qu’on avait parcouru dans son enfance, n’avoir pas l’habitation paternelle, c’était n’avoir point de patrie. J’ajoutais que perdre la demeure qu’on s’était créée après le naufrage, la maison qu’on avait partagée avec sa femme, celle où l’on avait donné le jour à ses enfants, c’était encore perdre sa seconde patrie. Que de monde en était là !!! et quelle époque avait été la nôtre !!!

Le soir, pendant le dîner, on a parlé de deux demoiselles de l’île, dont l’une est grande, fort belle et très agaçante ; l’autre, beaucoup moins jolie, mais douce dans ses manières, d’une grâce et d’une tenue parfaites. Tous les avis se partageaient. L’Empereur qui ne connaissait que la première, tenait fortement pour elle. Quelqu’un a pris la liberté de lui dire que s’il voyait la seconde, elle ne lui ferait pas changer d’opinion. Cela ne lui a pas suffi, il a voulu que ce quelqu’un exprimât son propre choix : celui-ci a répondu qu’il était de beaucoup pour la seconde ; ce qui a paru contradictoire ; l’Empereur a voulu l’explication. « C’est, ai-je répondu, que si je voulais acheter une esclave je me fixerais sur la première ; mais que, si je trouvais quelque bonheur à le devenir moi-même, je m’adresserais à la seconde. – C’est donc à dire, a repris vivement l’Empereur, que vous me croyez de mauvais goût et de mauvais ton ? – Non, Sire, mais je soupçonne à votre majesté des dispositions différentes des miennes. » Il a ri et n’a pas contredit.

Le 19, de fort bon matin, l’Empereur est sorti pour monter à cheval ; il était à peine six heures, et pourtant j’étais tout prêt, j’avais donné ordre qu’on m’éveillât ; il a été surpris de me voir là et de me trouver si diligent. Nous avons erré dans les bois à l’aventure. Nous étions rentrés vers les neuf heures, le soleil commençant déjà à être très chaud.

L’Empereur, sur les quatre heures, a voulu essayer son anglais ; mais il n’était pas bien ; tout dans la journée lui avait paru mauvais, disait-il, rien ne lui avait réussi. La promenade du jardin ne l’a point remis ; il n’était pas bien à dîner ; il n’a pu faire ses parties d’échecs accoutumées ; il s’est retiré souffrant.