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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/38

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Non, jamais je ne rendrai l’effet de ces terribles paroles ! Une sueur froide parcourut tout mon corps : c’était un arrêt de mort inattendu ! Des bourreaux impitoyables me saisissaient pour le supplice ; on m’arrachait violemment à tout ce qui m’attachait à la vie ; je tendais douloureusement les bras vers ce qui m’était si cher ; c’était en vain, il fallait périr ! Cette pensée, une foule d’autres en désordre, excitèrent en moi une véritable tempête : c’était le déchirement d’une âme qui cherche à se dégager de ses amalgames terrestres ! Mes cheveux en ont blanchi !… Heureusement la crise fut courte, et mon moral en sortit vainqueur, si pleinement vainqueur, qu’à compter de cet instant je me trouvai au-dessus de toutes les atteintes des hommes. Je sentis que je pouvais désormais défier l’injustice, les mauvais traitements, les supplices. Je jurai surtout, dès lors, qu’on n’entendrait jamais de moi ni plaintes ni demandes. Mais que ceux d’entre nous auxquels j’ai dû paraître si tranquille dans ces fatales circonstances ne m’accusent point de ne pas sentir ! Ils ont prolongé leur agonie en détail ; la mienne s’était opérée en masse.

L’Empereur parut sur le pont à son ordinaire, je le vis quelque temps dans sa chambre, sans lui communiquer ce que j’avais appris ; je voulais être son consolateur, et non contribuer à le tourmenter. Cependant tous ces bruits étaient arrivés jusqu’à lui ; mais il était venu si librement et de si bonne foi à bord du Bellérophon, et s’y était trouvé si fort attiré par les Anglais eux-mêmes ; il regardait tellement sa lettre au prince régent, communiquée d’avance au capitaine Maitland, comme des conditions tacites ; enfin il avait mis tant de magnanimité dans sa démarche, qu’il repoussait avec indignation toutes les craintes qu’on voulait lui donner, et ne permettait pas que nous pussions avoir des doutes.


Amiral Keith – Acclamations des Anglais dans la rade de Plymouth à la vue de l’Empereur.


Jeudi 27, vendredi 28.

On peindrait difficilement notre anxiété et nos tourments : la plupart d’entre nous ne vivaient plus ; la moindre circonstance venue de terre, l’opinion la plus vulgaire de qui que ce fût à bord, l’article du journal le moins authentique, étaient le sujet de nos arguments les plus graves, et la cause de nos perpétuelles oscillations d’espérance et de crainte. Nous allions à la recherche des plus petits bruits ; nous provoquions, du premier venu, des versions favorables, des espérances trompeuses ; tant l’expansion et la mobilité de notre caractère national nous rendent peu propres à cette résignation stoïque, à cette concentration impassible, qui ne dérivent que d’idées arrêtées et de doctrines positives puisées dès l’enfance.