Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/388

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les missionnaires, etc. Il les a gardés plus d’une demi-heure avant de les congédier. À leur départ, nous lui peignions l’enthousiasme dont ces officiers nous avaient rendus les témoins, nous lui racontions tout ce qu’ils avaient laissé échapper à son sujet. « Je le crois bien, dit-il ; vous ne vous apercevez pas qu’ils sont des nôtres. Tout ce que vous avez vu là est du tiers-état d’Angleterre, les ennemis naturels, sans qu’ils s’en rendent peut-être compte à eux-mêmes, de leur vieille et insolente aristocratie. »

Au dîner l’Empereur a peu mangé, il n’était pas bien : après le café, il a essayé une partie d’échecs ; mais il était trop assoupi, et s’est retiré presque aussitôt.


Mystification.


Jeudi 7.

L’Empereur est monté de fort bonne heure à cheval ; il m’a dit de nouveau d’appeler mon fils pour l’accompagner. L’Empereur, la veille, en le voyant à cheval, m’avait demandé si je ne lui faisais pas apprendre à panser son cheval, que rien n’était plus utile dans la vie, qu’il l’avait particulièrement ordonné dans l’école militaire de Saint-Germain. J’étais fâché qu’une pareille idée m’eût échappé, elle était dans mon genre, je la saisis avec ardeur, et mon fils encore davantage. Aussi il montait en ce moment un cheval auquel personne n’avait touché que lui. L’Empereur, à qui je l’ai dit, en a paru satisfait, et a daigné lui faire subir une espèce de petit examen.

Un instant avant le dîner, je me suis rendu, comme de coutume, au salon ; l’Empereur y jouait une partie d’échecs avec le grand maréchal. Le valet de chambre de service à la porte du salon est venu me porter une lettre ; il y avait dessus : très pressé. Par respect pour l’Empereur, je me cachais pour essayer de la lire ; elle était en anglais : on y disait que j’avais fait un très bel ouvrage ; qu’il n’était pourtant pas exempt de fautes ; que si je voulais les corriger dans une nouvelle édition, nul doute que l’ouvrage n’en valût beaucoup mieux ; et sur ce, l’on priait Dieu qu’il m’eût en sa digne et sainte garde. Une pareille lettre, si peu attendue et tant soit peu déplacée, me semblait-il, excitait ma surprise, un peu ma colère ; le rouge m’en était monté au visage ; c’était au point que je ne m’étais pas donné le temps d’en considérer l’écriture. En la parcourant, j’ai reconnu la main, malgré la beauté inusitée de l’écriture, et je n’ai pu m’empêcher d’en rire beaucoup à part. Mais l’Empereur, qui me voyait par côté, m’a demandé de qui était la lettre qu’on m’avait remise. J’ai répondu que c’était un écrit qui m’avait imprimé un premier sentiment bien différent de celui qu’il me laisserait. Je le disais si naturellement, la mystification avait été si complète, qu’il se mit à rire aux larmes. La lettre était de lui ; l’écolier avait voulu se moquer de son maître,