Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/389

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et s’essayer à ses dépens. Je garde soigneusement cette lettre ; la gaieté, le style et la circonstance, me la rendent plus précieuse qu’aucun diplôme qu’eût pu me donner l’Empereur au temps de sa puissance.


L’Empereur en état d’employer son anglais – Sur la médecine – Corvisart – Définition – Sur la peste – Médecine de Babylone.


Vendredi 8.

L’Empereur n’avait pas dormi de la nuit : dans son insomnie, il s’était amusé à m’écrire une nouvelle lettre en anglais ; il me l’a envoyée cachetée ; j’en ai corrigé les fautes, et lui ai répondu, en anglais aussi, par le retour du courrier ; il m’a fort bien compris ; ce qui l’a convaincu de ses progrès, et lui a prouvé qu’il pourrait désormais, à toute rigueur, correspondre dans sa nouvelle langue.

Le docteur Warden, du Northumberland, a dîné avec l’Empereur. La conversation a été exclusive sur la médecine, tantôt gaie, tantôt sérieuse et profonde. L’Empereur était en bonne humeur, un mot n’attendait pas l’autre ; il accablait le docteur de questions, d’arguments spirituels et subtils qui l’embarrassaient fort ; celui-ci n’y voyait que du feu si bien qu’après le dîner, il me prit à part pour me demander comment il se faisait que l’Empereur fût si fort sur ces matières ; il ne doutait pas qu’elles ne fussent l’objet de ses conversations familières. « Pas plus que toute autre chose, lui disais-je avec vérité ; mais c’est qu’il est peu de sujets qui soient étrangers à l’Empereur, et qu’il les traite tous d’une manière neuve et piquante. »

L’Empereur ne croit point à la médecine ni à ses remèdes, dont il ne fait aucun usage. « Docteur, disait-il, notre corps est une machine à vivre ; il est organisé pour cela, c’est sa nature ; laissez-y la vie à son aise, qu’elle s’y défende elle-même, elle fera plus que si vous la paralysiez en l’encombrant de remèdes. Notre corps est comme une montre parfaite qui doit aller un certain temps ; l’horloger n’a pas la faculté de l’ouvrir, il ne peut la manier qu’à tâtons et les yeux bandés. Pour un qui, à force de la tourmenter à l’aide d’instruments biscornus, vient à bout de lui faire du bien, combien d’ignorants la détruisent, etc… »

L’Empereur ne reconnaissait donc d’utilité à la médecine que dans certains cas assez rares, dans des maladies connues, consacrées par le temps et l’expérience ; et il comparait alors l’art du médecin à celui de l’ingénieur dans les sièges réguliers, où les maximes de Vauban, les règles de l’expérience, ont soumis tous les hasards à des lois connues.