Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/40

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bientôt par le manque absolu de chevaux et de logement dans la route. La mer se couvrait d’une multitude de bateaux autour de nous ; on nous a dit depuis qu’il y en avait eu de payés jusqu’à soixante napoléons.

L’Empereur, à qui je lisais tous les papiers, n’en avait pas moins en public, le même calme, le même langage, les mêmes habitudes. On savait qu’il paraissait toujours vers les cinq heures sur le pont ; quelque temps avant, tous les bateaux se groupaient à côté les uns des autres, il y en avait des milliers ; leur réunion serrée ne laissait plus soupçonner la mer, on eût cru bien plutôt cette foule de spectateurs rassemblés sur une place publique. À l’apparition de l’Empereur, le bruit, le mouvement, les gestes de tant de monde, présentaient un singulier spectacle ; en même temps il était aisé de juger qu’il n’y avait rien d’hostile dans tout cela, et que, si la curiosité les avait amenés, ils y puisaient de l’intérêt. On pouvait s’apercevoir même que ce sentiment allait visiblement en croissant : on s’était contenté de regarder d’abord, on avait salué ensuite, quelques-uns demeuraient découverts, et l’on fut parfois jusqu’à pousser des acclamations ; nos symboles mêmes commençaient à se montrer parmi eux ; des femmes, des jeunes gens arrivaient parés d’œillets rouges ; mais toutes ces circonstances mêmes tournaient à notre détriment aux yeux des ministres et de leurs partisans, et ne faisaient que rendre plus poignante notre perpétuelle agonie.

Ce fut dans ce moment que l’Empereur, frappé de tout ce qu’il entendait, me dicta une pièce propre à servir de base aux légistes, pour discuter et défendre sa véritable situation politique. Nous trouvâmes le moyen de la faire passer à terre. Je n’en ai point conservé de copie.


Décision ministérielle à notre égard – Anxiétés, etc.


Samedi 29, dimanche 30.

Depuis vingt-quatre heures, ou deux jours, le bruit était qu’un sous-secrétaire d’État venait de Londres pour notifier officiellement à l’Empereur les résolutions des ministres à son égard. Il parut en effet : c’était le chevalier Banbury, qui vint avec lord Keith, et remit une pièce ministérielle qui contenait la déportation de l’Empereur, et limitait à trois le nombre des personnes qui devaient l’accompagner ; en excluant toutefois le duc de Rovigo et le général Lallemand, compris dans une liste de proscription en France.

Je ne fus point appelé auprès de l’Empereur ; les deux Anglais parlaient et entendaient le français ; l’Empereur les admit seuls. J’ai su qu’il avait combattu et repoussé, avec beaucoup d’énergie et de logique, la