Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/406

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lancée en foule dans mes antichambres ; il n’y a pas de places qu’elle n’ait acceptées, demandées, sollicitées. J’ai eu des Montmorency, des Noailles, des Rohan, des Beauveau, des Mortemart ; mais il n’y a jamais eu analogie. Le cheval faisait des courbettes, il était bien dressé, mais je le sentais frémir. Avec le peuple, c’est autre chose : la fibre populaire répond à la mienne ; je suis sorti des rangs du peuple, ma voix agit sur lui. Voyez ces conscrits, ces fils de paysans ; je ne les flattais pas, je les traitais durement ; ils ne m’entouraient pas moins, ils n’en criaient pas moins vive l’Empereur ! C’est qu’entre eux et moi il y a même nature ; ils me regardent comme leur soutien, leur sauveur contre les nobles… Je n’ai qu’à faire un signe, ou plutôt détourner les yeux, les nobles seront massacrés dans toutes les provinces. Ils ont si bien manœuvré depuis six mois !… Mais je ne veux pas être le roi d’une jaquerie. S’il y a des moyens de gouverner par une constitution, à la bonne heure… J’ai voulu l’empire du monde ; et, pour me l’assurer, un pouvoir sans bornes m’était nécessaire. Pour gouverner la France seule, il se peut qu’une constitution vaille mieux… J’ai voulu l’empire du monde, et qui ne l’aurait pas voulu à ma place ? Le monde m’invitait à le régir : souverains et sujets se précipitaient à l’envi sous mon sceptre. J’ai rarement trouvé de la résistance en France ; mais j’en ai pourtant rencontré davantage dans quelques Français obscurs et désarmés, que dans tous ces rois, si fiers aujourd’hui de n’avoir plus un homme populaire pour égal… Voyez donc ce qui vous semble possible. Apportez-moi vos idées. Des élections libres ? des discussions publiques ? des ministres responsables ? la liberté ? Je veux tout cela… La liberté de la presse surtout ; l’étouffer est absurde ; je suis convaincu sur cet article… Je suis l’homme du peuple ; si le peuple veut réellement la liberté, je la lui dois ; j’ai reconnu sa souveraineté, il faut que je prête l’oreille à ses volontés, même à ses caprices. Je n’ai jamais voulu l’opprimer pour mon plaisir ; j’avais de grands desseins ; le sort en a décidé, je ne suis plus un conquérant, je ne puis plus l’être. Je sais ce qui est possible et ce qui ne l’est pas ; je n’ai plus qu’une mission : relever la France et lui donner un gouvernement qui lui convienne. Je ne hais point la liberté ; je l’ai écartée lorsqu’elle obstruait ma route ; mais je la comprends, j’ai été nourri dans ses pensées… Aussi bien, l’ouvrage de quinze années est détruit ; il ne peut se recommencer. Il faudrait vingt ans et deux millions d’hommes à sacrifier… D’ailleurs je désire la paix, et je ne l’obtiendrai qu’à force de victoires. Je ne veux pas vous donner de fausses espérances ; je laisse dire qu’il y a des né-