Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/408

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réponse ; un autre voulut qu’il craignît que la lettre ne renfermât des plaintes contre lui. Mais l’amiral connaissait trop bien l’Empereur pour ne pas savoir qu’il ne s’adresserait jamais à d’autre tribunal qu’à celui des nations. Moi qui savais quel eût été le sujet de la lettre, j’en ressentais une plus vive indignation : l’unique intention de l’Empereur avait été d’employer cette voie, la seule qui semblât convenable à sa dignité, pour écrire à sa femme et se procurer des nouvelles de son fils. Toutefois le grand maréchal répondit à l’amiral qu’il outrepassait ou interprétait mal ses instructions ; qu’on ne pouvait regarder sa détermination que comme une monstrueuse vexation de plus ; que la condition imposée était trop au-dessous de la dignité de l’Empereur, aussi bien que de celle du prince de Galles, pour qu’il conservât la pensée d’écrire.

Il venait d’arriver une frégate, portant les journaux de l’Europe jusqu’au 31 décembre : ils contenaient l’exécution de l’infortuné maréchal Ney et l’évasion de Lavalette.

« Ney, disait l’Empereur, aussi mal attaqué que mal défendu, avait été condamné par la Chambre des pairs, en dépit d’une capitulation sacrée. On l’avait laissé exécuter, c’était une faute de plus ; on en avait fait dès cet instant un martyr. Qu’on n’eût point pardonné Labédoyère, parce qu’on n’eût vu dans la clémence qu’une prédilection en faveur de la vieille aristocratie, cela se concevait ; mais le pardon de Ney n’eût été qu’une preuve de la force du gouvernement et de la modération du prince. On dira peut-être qu’il fallait un exemple ; mais le maréchal le devenait bien plus sûrement par un pardon, après avoir été avili par un jugement ; c’était pour lui une véritable mort morale qui lui ôtait toute influence, et cependant le coup de l’autorité était porté, le souverain satisfait et l’exemple accompli.

Le refus de clémence vis-à-vis Lavalette et son évasion étaient de nouveaux griefs tout aussi impopulaires, disait l’Empereur. Mais les salons de Paris, faisait-il observer, montraient les mêmes passions que les clubs, la noblesse recommençait les Jacobins. L’Europe, du reste, demeurait dans une complète anarchie ; on y suivait hautement le code de l’immoralité politique ; tout ce qui tombait sous la main des souverains devenait bon pour chacun d’eux. Au moins, de mon temps, étais-je le point de mire de toutes les récriminations de ce genre. Les souverains alors ne parlaient que principes et vertus ; mais aujourd’hui, continuait-il, qu’ils étaient victorieux et sans frein, ils pratiquaient sans pudeur tous les torts qu’ils reprochaient alors